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Le dos du cocher était animé d'un mouvement rythmique. J'étais assis derrière lui dans le fiacre et je découvrais la pleine lune qui se profilait au bout de la rue étroite. Il était deux heures du matin, tout était silencieux et nous étions seuls. C'en était fini de Holi, cet instant marqué par l'amour naissant et le début du printemps, par la drogue et le feu, par la danse et l'ivresse, par l'éclat des couleurs et la pénombre du mythe.
Il nous a fallu un bon bout de temps pour rejoindre l'endroit où j'allais passer la nuit et je me suis soudain rendu compte que j'allais être bien incapable d'écrire un reportage, de parler objectivement de cette fête. Et ce en dépit du fait que j'y avais assisté pendant plusieurs jours. Tout simplement parce que l'histoire se passe en Inde, où il n'est plus possible de repérer les frontières entre le rêve et la réalité. Holi se repaît de deux, de trois, de cent légendes, que chaque Indien colporte complaisamment et inlassablement, tout en en donnant chaque fois une nouvelle version débitée avec aplomb. Tout ce que j'ai vu est bien réel. Tout ce que j'ai entendu relève de la fantasmagorie. Avec tout cela, on ne fait pas un reportage. On peut en faire un conte, un conte dans lequel la réalité réapparaîtrait à chaque bout de phrase. Je serais incapable de dire aujourd'hui ce qui m'a le plus marqué, de l'éloquence des fabricants de rêve ou de l'extase terrestre vécue pendant ces quelques jours.
L'histoire fantastique débute il y a de cela 3.000 ans. Ou plûtot, 5.000 ans. Non, je veux dire, il y a 7.000 ans. Disons que cela se passait il y a très longtemps.
C'est là que Krishna, le plus beau de tous les dieux, a fait son apparition. Cela se passait à Mathura, à une cent cinquantaine de kilomètres au sud de Delhi. Mais, il y avait du destin dans l'air.
Un roi très méchant, un roi comparable à Hérode, s'était juré de faire mettre à mort tous les nouveaux-nés. Pour être sûr que personne ne viendrait lui contester son trône. Comme bourreau, il choisit sa sœur, Putana personnage dévoué et perfide; il l'envoie parcourir le pays déguisée en nourrice qui loue ses services. Tous les bébés qu'elle allaite sont voués à la mort. Les petites créatures meurent dans un râle.
Mais Krishna, bébé céleste, identifie à temps le téton venimeux; il le coupe d'un coup de dent et par succion vide de son sang noirâtre le corps de l'ange de la mort. Le conte est superbe, la fin très classique. La méchante meurt.
Le Bien, le Beau, l'Immaculé ont le droit de poursuivre leur existence.
Lorsque moi, je débarque à Mathura 7.000 ans (ou alors 5000 ? 34000 ?) plus tard, on est en pleins préparatifs. Les nuits de pleine lune sont celles du dernier mois de l'année du calendrier indien et la morsure victorieuse dans la mamelle diabolique donne lieu à cette liesse, que l'on appelle précisément Holi. Dans une autre version de ce conte aux mille facettes, Putana la méchante sœur, se métamorphose et devient l'abominable tante Holika. C'est elle qui est considérée comme la marraine de cette joyeuse orgie. La date est bien choisie. Le roi, la sœur et la tante symbolisent l'hiver froid et sans vie. Krishna met l'hiver à mort. Il est à la vie, la chaleur, le printemps, la récolte, le début de la nouvelle année.
Chacun met la main à la pâte, l'organisation coûte de la sueur et des roupies. Des mamans avec leur petite fille se sont assises au bord du trottoir pour pétrir des bouses de vache toutes fraîches, encore fumantes.
L'étron sacré (la vache et tout ce qui la concerne est réputé "Holy") est préssé comme une galette et lancé d'un coup sec contre les murs de la maison pour y sécher. Plus tard, on s'en servira de conbustible pour brûler les effigies de Halika sculptées par des artistes locaux. Le maire fait suspendre des lampions multicolorés, les marchands achètent massivement de la poudre colorée: ce sont des munitions dans le combat qui va suivre et où chacun s'efforcera d'enfariner l'autre.
Mathura est également une ville sainte, cela coule de source. Voir le lieu de naissance de Krishna tout près du temple principal. Cent mètre plus loin, on trouve le "Potara Kund", l'étang aux langes. Il arrive même aux dieux de faire dans leur culotte, et c'est là qu'on les a lavés. Dans une autre légende, un formidable déluge a tout emporté sur son passage. Seule Mathura a réussi à survivre. Fluctuat nec mergitur.
Car partout, aussi bien sur terre, que sur mer et dans les airs, Krishna le pâtre divin, a fait des miracles avec sa flûte envoûtante.
Il semble qu'il ait aimé ce coin affreux, qui comme toutes les autres villes de l'Inde, est menacée par la horde des péchés mortels de l'homme.
On fête dans tout le district, dans tout le "holy land". Car Krishna a laissé des traces un peu partout. Pour échapper à la vengeance du roi, il a fuit vers le village de Barsana où il a rencontré Rhada, sa gopi préférée, donc sa vachère favorite. Et voilà qu'une passion les unis telle que le monde n'en avait jamais connue. C'est ainsi que débute le spectacle du Holi, appelé ici Lathmar Holi c'est à dire, en traduction libre, le Holi des coups de bâton.
Je rencontre Prasad, l'intituteur du village. Lui, je l'adore: c'est un homme qui aime rêver, rire, dispenser ses largesses. Et nous voilà partis, cet homme de 53 ans et moi-même, pour acheter comme tout le monde du Bhang, qui va nous mettre dans l' ambiance. Au "Government Shop" (sic), une poignée de feuilles de canabis coûte cinq roupies, soit environ un FF. Nous les mélangeons avec des noix et avec une épice redoutable, le Kalimirtch et nous ajoutons du sucre et de l'eau. Cela fait une ration d'un demi-litre de marihuana pour chacun. Il faut faire cul sec, c'est la coutume. Puis, suivant l'exemple de milliers de pèlerins, nous montons vers le temple de Radha.
Il est maintenant un peu plus de 17 heures. Il y a vraiment tout ce qu'il faut ici pour sombrer dans un délire bienheureux. Le soleil qui se couche, les étoiles naissantes, l'air chaud, les têtes débordant d'allégresse, les cœurs légers, et une passion idolâtre pour Radha et Krishna. Une houle humaine vient battre le temple; on entend les cris de joie, des hurlements d'allégresse, le déchainement d'une ferveur céleste, chaque fois que les prêtres font coulisser un instant le rideau et que les statues des dieux se dévoilent au regard. On voit virevolter des mères de famille souples et grassouillettes, on voit des enfants faire la toupie, des hommes fous de bonheur tressauter sur le sol dallé comme des cabris à qui on aurait coupé la tête.
Prasad est lui aussi sous le choc. La drogue, la perspective du Holi, la proximité des dieux: voilà qu'il n'emploie plus le pronom personnel "il" pour parler du dieu: il ne dit plus "krishna", il ne dit plus "Rhada", il ne dit plus "tu". Il a sauté à pieds joints dans la légende, et il dit "je" en parlant de Krishna et s'adresse à moi comme si j'étais Radha. Il me caresse le visage et murmure en extase: "Ma beauté n'est rien, c'est ta beauté qui est tout." Même si nous sommes l'un et l'autre à des années -lumière de l'idéal de beauté de la mythologie indienne. Prasad a tout oublié. Voici venir l'instant du Holi, l'instant de la folie. Son visage rayonne, il me parle de nos aventures communes: notre périple à travers les forêts, nos gopis et gopas (amis et amies) qui nous taquinent et nous protègent, nos jeux "d'attrape-chapeau", nos étreintes qui se nouent et se dénouent , nos regards étincelants qui se croisent longuement. Et puis, à la fin, les mots qui deviennent inutiles, le seul contact des épidermes, "because we are taking the answer from the skin by touching it" (car il suffit de toucher la peau pour y trouver la réponse). Ainsi parlait Prasad, instituteur de village, poète et père de famille, Dieu Krishna et amant de Radha, sous les lueurs de la voûte céleste nocturne de Barsana.
Il n'y a plus rien à prouver. Aucune piste bien distincte ne mène plus à une quelconque réponse précise. Surnage peut-être, à l'état de traces, un peu de foi, de fantaisie et de sens millénaire de l'épopée. Aucune pièce de monnaie, aucun relief de temple, aucune ligne imprimée ne sont assez anciens pour rivaliser avec l'imagination débridée. Radha, Putana, Holika, Holi, tout cela est au-delà de la preuve. Leur légitimité leur vient de la richesse des légendes, elle échappe à l'aridité de l'analyse scientifique. D'ailleurs qu'elle importance.
Lorsque les Indiens s'abandonnent à leurs dieux, ils n'ont que faire des pactes. Le pacte est même quelque chose de gênant, qui ne peut que freiner. La réalité est irréelle. Le vrai et le réel se trouvent dans l'imaginaire, dans la magie, dans le rêve.
C'est qu'au fil des siècles, Holi a su adopter tellement de visages. Ce fut une fête de printemps, une fête des moissons, une fête de début d'année, une victoire de la gloire rayonnante sur ce qui est bas et ordinaire, un trip amoureux, une campagne du talion menée dans l'allégresse, une folie totalement irréelle, totalement absurde et totalement joyeuse, qui permet quelques jours du moins d'oublier Ies rigueurs du système des castes devant le rire, tous Ies hommes sont égaux.
Le lendemain, nous quittons Ie village. Prasad, bien que dégrisé, a gardé son enthousiasme. "Nous suivons Ie chemin, que le couple aimait bien parcourir". Et de fait de nombreux couples, y compris Ies enfants et les vieillards, se sont déguisés en Radha et Krishna. Ils chantent, ils dansent et se tiennent chastement par la main (mon Dieu, comme cet amour divin se veut 'pur' !). On chante et on rechante interminablement des chants d'une chasteté céleste qui parlent de parties de colin-maillard et de fleurs qu'on effeuille. De riches négociants se débarrassent de leur Karma souillé de péchés en finançant une cantine volante. Das Sadhous tirent nonchalamment sur leur pipe au haschich. Dans les petits étangs des temples, de jeunes ladies se baignent envelopées des pieds à la tête dans un pudique sari. Allongés au bord du chemin, des mendiants et des amputés agittent frénétiquement Ieurs moignons au nez des passants en gémissant : "Look, vrai amputé", avec l'assurance des quémandeurs professionnels. Ainsi s'écoulent les heures de la matinée, tendres et paisibles. On n'en est qu'au prélude d'un après-midi de sauvage folie. Tout le monde est rentré au village, dont les rues étroites fourmillent maintenant de gens. Les sacs de poudre vont bientôt entrer en action.
Chacun projette sur son voisin une poudre lilas, verte ou bleue. Passe-temps encore innocent. Beaucoup parcourent les rues en brabdissant un Pichkari, une pompe à vélo détournée de son usage primitif. Sur le dos, ils ont un récipient rempli d'une eau colorée, indélébile, qui leur permet de remplir inlassablement leur pistolet à eau. Un coup de "pistolet" m'arrache mes lunettes. Mais la cible de prédilection des jeunes gens, ce sont évidemment les filles, et plus précisément un point qui se situe vers le milieu du corps. La tradition rapporte qu'autrefois l'eau était mêlée d'aphrodisiaques. Holi se sert aussi de soupape aux fantasmes masculins. Avec toutefois des règles immuables: arroser oui, toucher non. L'un de ces jeunes outrepasse la règle, ce qui lui vaut un petit passage à tabac. Tout cela est encore bien innocent.
Entre-temps, tout le monde, hommes et animaux, est tacheté de couleurs bigarrées. J'aperçois pour la première fois de ma vie un éléphant rose, des porcs à la hure verdâtre, des chèvres bleues, des chiens multicolores, une vache lilas, sans compter deux chats jaunes. Toute la surface du corps doit être utilisée. Chaque centimètre carré de peau ou de pelage resté "libre" fait l'objet d'une bousculade inquiétante. C'est la surpopulation indienne dans toute sa splendeur au cœur de Barsana. C'est à 18 heures précises que va débuter le Lathmar Holi.
Les femmes du coin tapent avec des tiges de bambous sur les hommes venus du village voisin, Nandgaon, distant de 8 kilomètres. Ces deux minuscules bourgades sont considérées comme le lieu d'élection de la tendresse entre Krishna et Radha. L'idylle aimable s'est métamorphosée peu à peu - sur notre bonne vieille terre - en un jeu amoureux délirant et douloureux. Les hommes cherchent à se protéger à l'aide de "boucliers" rembourrés de caoutchouc: ces dames ne se laissent pas impressionner et continuent de taper. Au début, les choses se font de manière encore nonchalante et débonnaire. Dès que des cris de mécontentement s'élèvent de la foule, la tension monte. La rage des femmes prend de l'ampleur en même que la vigueur de leurs coups; on les entend haleter de plaisir , car elles sont en train de se venger de 12 mois de couleuvres à avaler, de 12 mois de soumission à ces hommes qui savent toujours tout mieux. Je m'empare d'un bouclier et je me rends vite compte à mes dépens que leur colère ne manque pas de vigueur et qu'elle peut faire très mal. L'excitation monte dans la foule qui hurle, qui se rapproche de plus en plus, qui ondule; déjà les premières bousculades et des gens à terre; déjà la première réaction de la police, qui se met à son tour à cogner, cette fois-ci avec ses Lathi, sur des gens fort occupés à regarder d'autres gens se faire rosser.
Une demi-heure plus tard, tout est terminé. pas de morts, pas de bléssés. Uniquement des égratignures, des bleus, un peu de sang séché. Les coups portaient, ils ont assaini l'atmosphère. Tout le monde se sent plus léger, tout le monde se sent bien. La vengeance des femmes a été surmontée. Les étoiles montent dans le ciel, la lune est de plus en plus pleine, comme la cellule du village où s'entassent les pick-pockets qui se sont fait pincer. L'amour de Radha et de Krishna est immortel. Et demain, la fête recommencera, et on repartira vers Nandgaon, où l'on se lancera à nouveau dans la mêlée amoureuse. Pour respecter un ordre qui règne de toute éternité.
Je pars pour Vrindaban, à une dizaine de kilomètres de Mathura. Ce n'est pas une "holy place" ordinaire. Non, c'est "THE holy place". Des myriades de légendes expliquent que c'est là que se trouvait l'aire de jeu favorite de Krishna et de Radha et de ses 16.108 compagnes de jeu. L'endroit est adorable.
A chaque coin de rue, on entend des bruits de sonnettes, des cris d'allégresse, des louanges célestes, des sanglots volupteux et des gémissements profonds. La contrée est à ce point sacrée que même un des Beatles, Georges Harrison, y a risqué ses pas pour venir entonner "Hare Krishna, Hare Krishna… Hare Rama, Hare Rama" avec les chauves sacrés. Car c'est là qu'ils ont leur quartier général. Ils chantent avec extase "All you need is love, all you need is Krishna.
Ici, pas de pluie de coups de bâton, mais bien une pluie de pétales de fleurs mêlées de poudre de Holi.
Le 18 mars, qui est une nuit de pleine lune, voici que l'année indienne se termine. Demain, ce sera le nouvel an. Partout dans le district, on met le feu aux bouses séchées. Pour rappeler que Krishna est parvenu d'un coup de dent à couper la pointe de sein assassine. Pour exécuter par le feu la méchante sœur Putana et/ou la vilaine tante Holika. Pour exécuter par le feu l'année achevée, l'hiver, la froidure, les inimitiés qui persistent. C'est à Phalen, à une heure de voiture au nord de Mathura, que les choses se déroulent de la manière la plus spectaculaire.
Au milieu du village on a dressé un bûcher aux dimensions impressionnantes, de trois mètres de haut et huit mètres de diamètre. A côté, le temple dans lequelle le panda, le prêtre, médite depuis trente jours, apparaît tout petit. Il se prépare par cette retraite à traverser le feu sans en subir de dommage. Le vieillard m'invite à venir m'asseoir à côté de lui… Il me raconte la "véridique histoire" précisément de la fameuse Holika, qui a tenté de réduire en cendres tout vif le bon Pralad. Ce Pralad - là était le fils au grand cœur d'un roi parfaitement abject, qui était devenu mégalomaniaque et se faisait appeler Dieu. Mais Pralad se révolta, refusa de renier son dieu favori, Rama, qui est comme Krishna, une incarnation de Vishnou, et il déclara préférer mourir dans les flammes plutôt que d'abjurer sa foi. Survint alors l'abominable Tante Holika. Elle se mit à côté de l'adolescent dans le brasier, persuadée que son légendaire manteau la protègerait (ignifugé en quelque sorte) et que le fils rebelle serait consumé. Bien évidemment, rien ne se passa comme elle l'aurait voulu. Il ne resta bientôt plus de la sorcière qu'un petit amas de cendres et Pralad-Rama-Krishna quitta sain et sauf et le visage rayonnant le lieu de l'exécution. Depuis, on met en scène tous les ans ce miracle au moment d'holi. C'est à quatre heures du matin, si j'en crois l'avis fixé sur la porte du temple, qu'aura lieu le feu. des études astrologiques extrêmement poussées ont montré que c'était là l'instant le plus favorable. Encore neuf heures à attendre. La tension intérieure qui s'est emparée du Panda se lit sur son visage. Il pince sa Mala, se lève, fait le tour du temple, regarde fixement le ciel nocturne, fume, se masse un genou raide, et revient. L'énorme tas de bouses séchées a encore un aspect paisible et débonnaire. Mais quand il brûle, il brûle bien.
Peu après minuit, je suis mis au courant d'un secret. Un Indien fortuné m'a invité à manger chez lui. Après le repas, nous prenons place sur la véranda. Bien évidemment, ses amis, qui sont aussi vénérables et moussus que lui, se mettent à parler de Holika. Le meurtre plane au dessus de nous, la lampe à pétrole charbonne, la Hukka, la grand narguilé, fait le tour de l'assemblée. Il ne manque aucun des ingrédients capables de favoriser le "décollage", le déchaînement de la fantaisie. Je viens de comprendre comment naissent les mythologies, ou du moins je sais maintenant comment on invente un détail qui peut tout changer. Ces messieurs se demandent de quelle direction venait à l'époque ("thousand years ago") le vent, qui gonflait le manteau de Holika, et qui est responsable, en créant une poche d'air dans cette étoffe pourtant résistante au feu, d'avoir favorisé l'ardeur des flammes. Ça discute ferme. Le fait que "l'incident" date déjà de mille ans ne gêne absolument personne. Venait-il de la droite ou venait-il de la gauche? Tout est là. Le débat s'éteint vers une heure et demie du matin. On est tombé d'accord pour dire qu'il y a mille ans de cela le vent venait de la gauche. Preuve: comme Pralad s'était assis sur la cuisse droite de la femme, il paraît plus logique que le vent se soit engouffré du côté gauche où l'accès était le plus dégagé… La lune se balance au-dessus de nous, la lampe à pétrole charbonne, la Hukka, le massif narguilé, fait le tour de l'assemblée. Aujourd'hui, c'est Holi, et il y a bien longtemps de cela, le vent venait de gauche. "What a country", dit Prasad en riant, lorsque je lui raconte cette histoire "what a crazily crazy country."
A quatre heures présices, le spectacle commence. Quatre jeunes hommes courent autour du bûcher de bouses de vache avec des torches allumées et y mettent le feu. Ces excréments - là brûlent comme du petit bois. Cela fait un feu d'enfer. Je me suis mis sur le toit d'une maison et pourtant les flammes, qui atteignent neuf mètres de haut, nous forçent à reculer. En bas, c'est la bousculade. Les spectateurs du premier rang se trouvent beaucoup trop près du bûcher; hurlant de douleur, ils essaient de s'écarter de la fournaise infernale. Mais en vain, toute retraite est impossible. Les cinq mille spectateurs sont serrés comme harengs en caque. Grondement du brasier, cris hystériques des pyromanes, gémissements aigus des personnes qui sont précipitées à terre, éclairs des lathis de la police qui cogne à l'aveuglette.
Et voici qu'arrive le panda. Au cours de l'heure écoulée, il a maintenu à plusieurs reprises sa main droite au-dessus de la flamme d'une bougie. Maintenant sa main est "froide", maintenant il est prêt. Il quitte le temple à 4 heures 12 pour se rendre au Pralad Kund, l'étang magique de Pralad, qui est tout proche. Il est torse nu et pieds nus. Concentration absolue, pas un regard pour le feu et pour les gens. Son apparition a eu pour effet de faire monter encore la tension d'un cran. C'est de la frénésie pure. Une tornade de voies suraigues l'accompagne. Suit une courte ablution rituelle. Aussitôt après, sa sœur se dirige avec une cuvette d'eau vers les flammes qu'elle arrose. Il s'agit d'un acte symbolique destiné à apaiser Agni, le Dieu du feu. Par-dessus son épaule, elle jette un coup d'œil en arrière, et voici que le panda part à fond de train: il n'a que douze mètres pour prendre son élan. Ensuite, il aura à parcourir une distance interminable, huit mètres au milieu du brasier. Il s'y précipite tête baissée; il trébuche dès le départ, là où le tas de déjections en furie dessine une corne; il se rattrape, continue sa progression, puis finit par arriver dans les bras d'un ami qui l'attendait en bout de parcours pour le mettre en sûreté, tandis que la foule pousse des hurlements d'allégresse.
La joie des Indiens qui ont assisté à cette scène a quelque chose de métaphysique. Ce que le panda vient d'accomplir n'est rien de moins qu'un miracle. Il l'a fait, une fois de plus. Il a prouvé que Pralad et Krishna et Rama existent vraiment. Que les dieux sont véridiques et que s'il s'en est sorti indemne, c'est parce qu'il existe une puissance supérieure tutélaire qui protège les prêtres.
Un peu plus tard, je me rends chez l'homme qui court à travers les flammes. Il est assis sur le sol, silencieux, à la lueur vacillante d'une bougie. A côté de lui sa sœur, sa femme, ses enfants. Je touche la plante de ses pieds, rien. Il a sur les épaules une étoffe légère de coton blanc. Voilà cinq jours qu'il n'a pas dormi. Sa peau irradie, comme fluorescente. Il lui faut un certain temps pour revenir sur terre. Il sourit, l'air absent. Je lui allume une cigarette et nous bavardons.
Lorsque je rentre à Mathura à l'aube, des restes de bûchers achèvent de se consumer un peu partout dans la ville. Holika se trouve dans les décombres, réduite en cendres. Des vaches fouillent dans leurs propres déjections encore brûlantes et les enfants lancent leurs dernières poignées de poudre. Quatre pochards se querellent. Une patrouille de police passe et condamne le quarteron de "criminels" à faire cinquante flexions sur les genoux, en public. Pour ne pas tomber, ils sont obligés de se raccrocher à l'oreille du voisin. La punition se prolonge, les jambes alourdies par l'alcool refusent tout service. Le constable finit par avoir une idée: il flanque une claque aux malfrats. C'est plus expéditif. Puis il les autorise à lui baiser les pieds et à prendre la poudre d'escampette. Les voilà repartis à rigoler. Koshi, Holi, Happy Holi.
L'après-midi suivant, ces quelques journées connaissent leur point d'orgue; Holi se surpasse, c'est la fête des sens en overdrive, une bombe à l'adrénaline qui envoie dans l'organisme un flash après l'autre. Le lieu de cette orgie: Baldeo, à 25 km au sud de Mathura. C'est le lieu de naissance de Balarama, le frère aîné de Krishna. Ce fait, parfaitement imaginaire, suffit pour que tous les ans, pendant trois heures, des hommes perdent complètement la tête et participent à la vie des dieux.
Au début, il y a un peu de flottement, comme toujours en Inde. Tandis que les hauts-parleurs exhortent les masses dans le temple rempli à craquer à "un peu d'ordre et de respect", les prêtres circulent dans les rangs avec un baquet et distribuent à chacun un gobelet de Bhang. C'est un breuvage à la marijuana, qui va créer l'ambiance. La drogue me fait aujourd'hui plus d'effet que d'habitude. Tout se met à tourbillonner dans ma tête, et je prends conscience du fait que cet opium a été mélangé.
Tambours et trompettes annoncent l'arrivée du couple d'enfants divins. Krishna, dix ans, et Radha, huit ans, s'asseoient sur une estrade carrée, dréssée au lilieu du temple. Nous autres, la piétaille, nous avons maintenant le droit de danser. Les bonds, les entrechats, c'est bien pendant une quinzaine de minutes. C'est probablement le temps qu'il faut à la drogue pour pénétrer jusque dans le cerveau et l'anesthésier. Puis, c'est le déchaînement. Des femmes bondissent sur des hommes, des doigts cherchent fébrilement un col de chemise pour l'ouvrir, des mains arrachent toute la chemise. Simultanément commence, du haut des toits alentour, une canonnade, une projection frénétique de peinture, d'eau et d'ordures. Là, tout est permis. On peut lancer de la boue, du bitume, du cirage liquide, de la bouse de vache, du hénné ocre et, bien entendu, l'inévitable poudre, qui se déverse par sacs entiers.
Au bout d'une demi-heure, la cour du temple est recouverte d'une couche de vingt centimètres d'eau et de boue. Pour autant que je puisse le voir, il y en a même par endroits deux mètres. Quelquefois, le tireur rate son coup, d'autres fois, il fait mouche et une bordée de farine de couleur lilas vient s'écraser entre les yeux. Ce qui ne vient pas d'en haut vient d'en bas. Par baquets entiers, les gens se déversent de la fange sur la tête. Personne ne se plaint. C'est la loi d'airain de Holi. Tout le monde rit, tout le monde apprécie cette plaisante descente aux enfers. Il y a quelque chose d'un peu plus difficile à supporter, c'est l'action des femmes, qui, après avoir arraché leur chemise aux hommes, les roulent pour en faire des sortes de fouets, dont elles donnent des grands coups sur les dos qui pasent devant elles. Chaque fois qu'un des morceaux de tissu gorgé d'eau s'abat en sifflant sur ma peau, je me dis que chacun des coups qu'elles portent avec énergie sur nos échines est pour elles une revanche. Une compensation pour l'année écoulée. C'est la même scène qu'à Barsana, sauf qu'ici il y a encore plus de rage et encore moins d'inhibition. On est tout de même rassuré d'entendre au milieu de l'épouvantable fracas des tambours et des cris de douleur pathétiquement simulés par les hommes, le rire des femmes qui reste perceptible dans le tumulte.
A la fin, il ne reste plus qu'une troupe de gorets. Les hommes ont l'air de gorets à demi nus, les femmes de gorets en sari. Merveilleuse histoire du ciel et de la terre, du mythe et de la réalité. Là-haut sur la tribune, le beau Krishna et la belle Radha sont assis côte à côte avec leurs ornements dorés. Lorsqu'il ne joue pas de la flute, il marivaude avec elle, du bout des doigts. Chaque instant est un instant d'amour. Quatre mètres en contrebas, il y a la terre. Et les petites créatures humaines. Couvertes de boue, couvertes de sueur, hors d'haleine. Et complètement éperdues d'admiration, fascinées par la vue de ce couple. Un couple qui semble irrésistible.
L'après-midi se termine en triomphe. Même sur terre. L'infernale danse des seaux constitue le point d'orgue: le jeu consiste à frapper à coups redoublés avec l'anse contre le rebord métallique et à faire des bonds énergiques au sein de cette marée brune. C'est totalement épuisant. Après cela, tout le monde se sent bien.
Très tard dans la soirée, je retourne à Mathura. Je suis assis derrière le cocher, nous avançons droit en direction du disque plein de la lune, là-bas au bout de la rue. Holi est fini mais j'ai toujours la tête qui tourbillonne. J'essaie de démêler ce que j'ai vraiment vécu de ce que j'ai seulement rêvé. En vain. Mais aussi, tant d'autres avant moi n'y sont pas arrivés non plus. En Inde, rêve et réalité ne sont que les deux faces d'un même concept. Mais voici qu'une phrase de mon ami Prasad me revient en mémoire. Et ce souvenir m'est salutaire. Il la prononçait systématiquement quand la joie et l'excitation de Holi devenaient pour lui intolérables: "Voyez-vous", me disait-il hors de lui, "Holi n'a pas son pareil." Oui, c'est tout à fait ça: unique, sans exemple et incomparable.

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