Xavier Zimbardo - Le génie des apparitions
Depuis qu’il s’est évadé, il y a vingt ans, de l’archipel du verbe où le cantonnait son métier d’enseignant, pour se donner à temps plein à sa vocation de créateur d’images, Xavier Zimbardo a rapporté de ses vagabondages à travers les continents et les mondes une éblouissante collection d’œuvres photographiques. Rien à voir avec des clichés façon reportages documentaires, anecdotiques, pittoresques ou exotiques. Chacune de ses images se donne à voir comme une apparition, où la part de l’imaginaire, l’incidence du hasard, les impromptus de l’inspiration hantent le champ du réel.
Qu’il s’agisse de vues, de scènes, de portraits, cet éclat venu d’ailleurs irise l’instantané. La visée de l’artiste n’est pas de reproduire techniquement ce qu’il a sous les yeux, mais de produire subjectivement ce que fait vibrer, du fond de son œil aux abysses de l’hypothalamus, l’éclairement singulier de l’image captée. De la prise de vue au tirage, en passant par le travail au négatif ou à l’écran toute œuvre de Zimbardo s’accomplit comme une danse sur le nerf optique. Avec toujours ce besoin d’aller plonger son objectif focal, mental, libidinal dans un au-delà du visible, nous conviant à porter notre regard du côté de l’âme errante des choses, des vivants et des mondes. Ce qui lui valut d’être qualifié de photographe chaman.
Un événement de son parcours créatif a eu, à cet égard, un effet décisif : sa rencontre en 1992 avec l’Inde profonde, plus précisément aux environs de Mathura dans l’Uttar Pradesh, à l’occasion de la Holi. Fête traditionnelle du printemps et de l’amour, célébrée chaque année sous le signe de Krishna au moment de la pleine lune d’équinoxe, la Holi mobilise des foules, plusieurs jours, plusieurs nuits durant, dans un climat de folle effervescence rituelle, stimulant toutes les ardeurs vitales de la communauté. « La Holi, écrivait Mircea Eliade qui vécut longtemps en Inde, a gardé jusqu’à une époque récente tous les attributs d’une orgie collective, déchaînée pour exacerber et porter au maximum les forces de reproduction et de création de la nature entière. Toute décence est oubliée, parce qu’il s’agit là d’une chose bien plus sérieuse que le respect des normes et des coutumes : il s’agit d’assurer la vie dans sa continuité. » Avec toujours cet effet–paradoxe : c’est dans les grandes décharges d’énergie vitale que l’esprit se recharge de sens et de vitalité.
Si l’ampleur et la frénésie des débridements charnels auxquels donnait lieu dans le passé la célébration de la Holi sont aujourd’hui plus symboliques que réels, l’éclat orgiastique y est toujours intensément perceptible. Au plein feu de ce sacre du printemps et de l’amour, la multitude des célébrants s’asperge d’eau teintée de fleurs rouges d’Ashoka, la couleur du sang qui flue dans nos artères, irrigue notre chair, symbole de la force du vivant dont nous ne sommes que des corps de passage. Rouge est aussi la couleur fusionnelle de l’appel des sens, de cette attraction physique des corps que, le temps de la fête, l’explosion de ferveur générale libère des interdits et contraintes de l’ordinaire des jours.
À l’époque où Xavier Zimbardo revint de l’Uttar Pradesh porteur de sa fabuleuse suite d’images de la Holi, il me raconta comment, immergé pendant des jours et des nuits dans la débordante euphorie de toute une population d’hommes et de femmes en liesse célébrant la plus ardente de leur fête votive, il avait vécu, là-bas, une expérience d’une bouleversante et indicible intensité, quelque chose comme une initiation, un rite de passage dont il voulait que sa pellicule soit le révélateur. Il perdit dans l’aventure quelques kilos et une partie de son matériel mais y gagna une bonne part de ce qui constitue l’essence même de son pouvoir de créateur d’images.
Ce pouvoir singulier et quasiment alchimique de naviguer de l’en deçà à l’au-delà de l’image perçue, de se jouer du réel comme d’une illusion ou inversement, de torturer le négatif pour sanctifier le positif, d’inscrire l’invisible dans le cadre du visible se retrouve, d’une manière ou d’une autre dans l’impressionnant florilège de sujets ou d’objets qui motivent ses prises de vue. On pourrait presque dire ses prises de vie, tant la photo est pour lui le moyen par excellence d’affirmer son insatiable appétit d’être et de devenir.
Revenu plusieurs fois en Inde, ces derniers temps, comme on va en pèlerinage, Xavier Zimbardo en a rapporté de nouvelles images captées au fil de ses éblouissements, composant comme une suite et un accompagnement mélodique de ses premières visions de la Holi. Dans ces images aux tonalités flamboyantes, chacun pourra reconnaître ce génie des apparitions qui transparaît dans toutes les œuvres photographiques de Xavier Zimbardo.