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SPLENDEUR ET MISERE DE LA COULEUR


Dans ces centaines d’usines sont teintes les éclatantes étoffes qui font la légitime fierté de l’Inde et une bonne part de son attrait pour les voyageurs. Mais derrière ces couleurs de rêve, on découvre un envers parfois cauchemardesque du décor.


L'Inde exerce sur le voyageur une fascination qui tient moins au faste de ses palais, à son passé glorieux, à ses richissimes maharajas, qu'à l'intense poésie du sacré omniprésent, dont le charme troublant des femmes indiennes offre le plus étonnant visage. L'ardent éclat de leurs saris, la grâce extrême de leurs mouvements tout comme la dignité de leur maintien apportent une note rafraîchissante de séduction dans ce pays familier de la misère.


La lumière s'effondre drue et violente sur les terres arides du Marwar, aux portes du désert de Thar. Mais au matin, elle sait se faire caressante sur les silhouettes riantes des femmes qui passent, fragiles étincelles, poussières flamboyantes égayant les immenses étendues de sable à la recherche de l'eau. Elles sillonnent ces paysages nus, ces plaines désolées, avec l'allégresse de petits drapeaux un jour de fête. Sur les ghats, après la corvée du lavage, elles semblent parfois danser un mystérieux ballet, laissant voler derrière elles les longues pièces de tissu dont elles se drapent, l'étoffe encore humide, avec pour seule musique l'invisible souffle de ce vent brûlant qui dessèche le coton des voiles. Cyclopéennes, elles nous observent en secret, mais derrière le masque chatoyant qui nous les dérobe on devine le sourire courageux, candide, séduisant, qu'une Histoire douloureuse et brutale n'est pas parvenue à effacer. Femmes affolantes. Couleurs.


C'est dans une paisible bourgade, active et discrète, tout à fait inconnue des touristes, que sont teintes la plupart de ces éclatantes étoffes dont se vêtent les femmes, dont se coiffent guerriers, prêtres et paysans enturbannés. En débarquant ici, vous êtes vraiment, par chance, arrivé quelque part au centre du mystère, où naît une Inde intime et prodigue.


Des centaines de fabriques et d'ateliers où, tôt le matin, on ne découvre que d'immenses treillis de bambous décharnés, dressent vers le ciel leurs architectures squelettiques. Alors arrivent les ouvriers et les ouvrières, et l'usine commence à s'animer, à vivre. Ici, on lave et rince à grande eau les tissus encore blancs ; plus loin, dans la fumée âcre, on réveille l'antique chaudière à bois. La vapeur s'élève des cuves métalliques, vastes chaudrons du diable bouillonnant de macérations amarante, safranées, incarnates. Des travailleurs ruisselant de sueur actionnent fébrilement à la main d'infernales manivelles.


Enfants et femmes s'élancent à l'assaut des échelles, entraînant avec eux l'étoffe qui s'enroule et se déroule, qui grimpe et se déverse dans le vide tel un gigantesque serpent. Alors, le miracle s'accomplit. Les voiles immenses sont déployés en cascades sur les bambous noirs pour sécher multicolores dans le vent, sur des centaines de mètres d'étendue. On avance dans la lumière et la couleur qui se déploient, ondulent et se répandent en longs rubans vermeils, émeraude, dorés, sur fond d'azur éblouissant. On avance au milieu des cris et des rires de bienvenue, parmi ces voiles tourbillonnants, les écartant comme emporté, enveloppé, noyé par cette marée resplendissante qui monte et déferle à perte de vue. Joyeuse turbulence de la couleur en fête.


Mais derrière ces couleurs de rêve, on découvre un envers cauchemardesque du décor : conditions de travail particulièrement pénibles, pollution désastreuse, contraste saisissant mêlant la beauté à l'horreur, le fascinant au tragique.


Les villes textiles du Rajasthan apparaissent comme un microcosme de ce qui nous menace partout sur la planète aujourd'hui. Nous avons créé des choses magnifiques et, dans le même temps, nous n'avons pas pris garde à tous les périls générés par un développement anarchique et incontrôlé. Grandeur et misère de la couleur en Inde, c'est aussi l'histoire de la planète menacée par la course à la croissance et au profit, au détriment du bien commun.

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