« L’œil est le prince du monde »
Joseph Delteil
Quand Delacroix arrive au Maroc en 1832, il est ébloui, tous ses sens sont sollicités et il l’écrit à son ami Pierret ; de même Victor Hugo parlait-il avec ferveur des couleurs orientales, ou encore Matisse découvrant ce même pays écrivait à son ami Bonnard resté en France, « c’est l’éblouissement ».
Cette rafale des couleurs, cette chaleur de la palette, cette fascination, cet enveloppement, cette magie qui tient de l’hypnose, je les découvre dans le travail de Xavier Zimbardo et dans sa série « Couleurs et lumières du monde ». Le grand Charles Baudelaire disait de Delacroix qu’il était un poète-peintre, comme on dit que Chopin était un musicien-poète ; j’ose affirmer, devant les planches de Zimbardo, qu’il est un photographe-poète, ou mieux encore un photographe-peintre proche de Delacroix et Matisse déjà cités plus haut, mais aussi des Expressionnistes Abstraits Américains tels que De Kooning ou Rothko. Même force de la couleur, même simplicité du propos, même volonté de l’impact sur le « regardeur ». Car il s’agit bien de cela, de travaux proches de la peinture abstraite de la plus haute et exigeante qualité. Cet œil qui photographie, ce regard qui saisit ce que nous ne voyons pas, est celui d’un plasticien curieux de tout et du monde, se souvenant d’Aristote pour qui le créé était un perpétuel étonnement.
La couleur est partout, elle est reine dominante; elle ne rêve pas, elle est là, omniprésente, capturée par l’œil et l’objectif de l’artiste, offerte à nos regards à travers l’espace. Zimbardo est un esprit disponible et généreux, ouvert sur son entour, à l’affût avec beaucoup de bienveillance de la beauté, des beautés du monde. Dans ses photos, la vie afflue de toutes parts avec abondance et diversité, la vie coule et déborde ; elle se rue vers nous, passe en nous, et ce n’est pas la moindre des qualités de cette œuvre. Je regarde ces photos et je ressens un choc et beaucoup d’émotion. Je suis violenté, bousculé, pris à parti par ce que je vois, mais n’est-ce pas tout ce que l’on attend d’une œuvre d’art, et qui nous arrive si rarement ? Il n’y a pas que cette clarté envahissante, que cette lumière, que ces lumières, il y a la nature, les odeurs, les parfums, qui par la magie du talent de l’artiste nous assaillent aussi. Et puis, insérée au cœur de cette œuvre, l’Humanité, la grande affaire de Zimbardo et on le comprend. Que serait le monde, la Terre entière, si on ne parlait pas de ses habitants, de « nos frères humains » ?
Ces sujets-là sont si vivants, gais, tumultueux, qu’ils débordent des compositions et des pages. Notations et captures fulgurantes, dynamisme venant de la rapidité du mouvement, de l’apparition fugace et pourtant décisive des personnages, de la vie enroulée dans le tourbillon du temps.
Les pensées de Zimbardo bouillonnent, la passion de l’humain lui est chevillée au corps et au cœur. Une passion qui ne s’éteint pas, qui le guide à découvrir avec boulimie et gourmandise, à montrer et à partager sans jamais juger, mais à toujours admirer le monde et à s’en émerveiller sans cesse. Le poète, le peintre, le sculpteur et a fortiori le photographe, sont des « voleurs de feu » mais aussi et surtout ces « frères voyants » dont parlait si bien Paul Eluard, qui sentent, perçoivent et voient bien au-delà des capacités des autres. Zimbardo est de cette race, de cette lignée pour qui le monde qui nous entoure est à déchiffrer et à décrire par-dessus les simples apparences. Rien ne lui échappe, tout lui fait signe, ainsi dans sa série « Couleurs et lumières du monde » il se saisit d’événements, de lieux et de situations pour les transfigurer, et nous les offrir sous leur meilleur jour, sous un angle inconnu de nous. Les prises de vues consacrées à Holi en Inde sont saisissantes de force et de beauté, les pigments lancés par les participants évoquent à la fois jets de lumière et de vapeur, une matière impalpable et volatile semblable au faisceau lumineux des grands cabarets ou des pistes de cirque. Les têtes et turbans recouverts de poudres sont autant de boules incandescentes qui sont pour l’artiste « des cataractes de couleurs qui se mêlent et se confondent en tourbillons irisés de soleil ».
Fascinants aussi sont les travaux concernant La poudre sacrée sur les toiles d’araignées, expérience unique née d’une imagination fertile et sans limite, qui évoque ô combien l’art contemporain et certaines installations dans des lieux publics le Kiosque des noctambules d’Othoniel en face de la Comédie Française à Paris. Saisissement de ma part devant les œuvres autour des Voiles déployés en cascades et qui sèchent au vent en Inde ; l’œil de l’artiste nous perd et nous désoriente à souhait, jouant avec notre vision, notre savoir et nos repères. S’agit-il du cœur d’un réacteur atomique, de halls immenses d’immeubles géants et futuristes, ou « d’échelles de Jacob » lancées par quelle main géante entre ciel et terre ? Mystère.
Les enfants dans les sous-bois entourés de tissus accrochés aux branches est une mise en évidence du contraste entre nature et civilisation, le contraire d’un camouflage qui voudrait cacher et égaliser ; appel à la couleur, au mouvement, à la lumière, chant à l’amour et à la liberté qui sont les credo de Zimbardo. Un autre cliché a attiré mon attention, celui d’une Femme vêtue de jaune près de piliers en pierre et environnée de longs tissus blancs ; ici encore l’artiste joue sur les différences, les contrastes entre les matériaux, les oppositions entre le vide et le plein, le lourd et le léger. Il démontre encore une fois, s’il le fallait, que dans l’univers il n’y a qu’une seule partition et que pour la lire et la comprendre, les outils sont, selon ses propres mots, « l’amour et la liberté ».
J’ai gardé pour la fin une épreuve qui me touche le plus, celle où l’on voit un Enfant en pull jaune ceinturé de bleu, la tête cachée sous une cagoule de tissu rouge vif ; le jeune enfant bondit en l’air, et l’objectif a capté ce mouvement dans sa beauté aérienne et son immobilité magique, mais Zimbardo a surtout saisi sur le sol l’ombre de la silhouette, inscrite comme une calligraphie orientale géante tracée d’une main experte. On peut aussi interpréter l’ombre comme un coléoptère d’une espèce inconnue piqué sur le sol…
Effraction de la lumière ; les photographies sont là autour de moi, se passant de mots tout en appelant les mots et les émotions, restituant le monde à son silence et à sa splendeur. Magie du grand talent qui transforme le réel, seulement le réel, qui dès lors change de statut pour devenir Œuvre et Présence.