Ils dansent pour ne pas mourir - MEXIQUE
Le 12 août 2010
http://www.larevuedesressources.org/ils-dansent-pour-ne-pas-mourir,362.html
Depuis la découverte du « Nouveau » Monde, rares sont les Amérindiens qui sont parvenus à survivre sans renoncer à leur identité. Réfugiés au Nord-Ouest du Mexique dans les régions les plus inaccessibles de la Sierra Madre, refusant l’assimilation devant la pression des Métis et des Blancs, les Tarahumaras sont demeurés un peuple fier, intact et libre. Mais des famines successives et des projets de “développement” concoctés par des autorités davantage soucieuses de contrôle que d’aide menacent leurs derniers refuges.
“Il y a, au Nord du Mexique, une race de purs Indiens rouges, les Tarahumaras. Quarante mille hommes vivent là, dans un état comme avant le déluge. Ils sont un défi à ce monde où l’on ne parle tant de progrès que parce que sans doute on désespère de progresser. Cette race, qui devrait être physiquement dégénérée, résiste depuis quatre cents ans à tout ce qui est venu l’attaquer : la civilisation, le métissage, la guerre, l’hiver, les bêtes, les tempêtes et la forêt. Elle vit nue, l’hiver, dans ses montagnes obstruées de neige, au mépris de toutes théories médicales...
A première vue, le pays tarahumara est inabordable. A peine quelques vagues pistes qui, tous les vingt mètres, semblent disparaître sous terre. La nuit venue, il faut s’arrêter si l’on n’est pas un homme rouge. Car, alors, seul un homme rouge voit où il faut mettre les pieds.”
Je relis ces lignes écrites par Antonin Artaud voici plus d’un demi-siècle. Par les fenêtres panoramiques du “Chihuahua al Pacifico”, on peut contempler les premiers contreforts de la Sierra Madre s’éveillant sous la caresse dorée d’une tendre lumière matinale. Les taches brunes de rares bovins pourchassent entre les pierres une herbe avare. Le chemin de fer reste le seul moyen de traverser ces terres inhospitalières. Commencée en 1903, il fallut près de 60 ans, 36 ponts et 86 tunnels pour que la ligne rejoignît enfin la côte Pacifique, par les paysages les plus spectaculaires du continent. Accidents et grèves réprimées lors de la laborieuse construction coûtèrent plus de dix mille morts.
Narcotrafiquants, révolutionnaires et chercheurs d’or
Succession de hauts plateaux humides et froids, couverts de pinèdes, déchirés par de profonds ravins au climat tropical harassant, qui firent la fortune d’aventuriers chercheurs d’or, d’argent, de rêve. Si les mines au bout des canyons sont toutes désaffectées, on rencontre encore, dans des trous perdus, de pauvres hères remuant leur gamelle au fond des torrents rageurs, en quête de la pépite miraculeuse. Mais la fortune sourit maintenant plus volontiers aux narcotrafiquants bien armés qui sont, à 300 km de la frontière avec les Etats-Unis, la bête noire des policiers fédéraux mexicains. Dans ce Nord-ouest montagneux qui servit aussi de refuge au fameux Pancho Villa pendant la Révolution, plus d’une douzaine de tribus avaient encore, à la fin du 19ème siècle, réussi à échapper à l’extermination. De nos jours, seuls les Tarahumaras semblent parvenus à survivre en se réfugiant dans les endroits les plus inaccessibles, le plus loin possible de la rapacité des métis et de l’Homme Blanc. Ceux-là ont pris possession de leurs territoires ancestraux, exploité les forêts à outrance, entraînant l’érosion des sols et leur appauvrissement, violé la “Montagne Mère” pour y creuser routes et voies ferrées, pillé les richesses du sous-sol, pollué les rivières.
Après plusieurs révoltes noyées dans le sang, les Tarahumaras, d’un tempérament plutôt pacifique, ont compris que leur unique chance de salut résidait dans l’éloignement le plus complet, réduisant au minimum leurs contacts avec la société mexicaine. Farouchement indépendants, insaisissables pour le recenseur, leur nombre est difficile à évaluer, mais on estime qu’ils pourraient être entre dix mille et soixante mille. Entraînés depuis leur enfance à dévaler d’impossibles sentiers où l’on risque sans cesse de se rompre le cou, ils ont gagné la réputation de coureurs les plus endurants de la planète et leur nom lui-même, “Tarahumara”, déformation du mot indien “Raramuri”, pourrait se traduire par “coureurs à pied”.
Des fermes-caméléons perdues au bout du monde
Pour les atteindre, il faudra quitter le train à Creel, bourgade poussiéreuse et sans âme semblant sortie tout droit d’un western-tortilla. La carte d’état-major, acquise auprès de la Mission Jésuite, essaime les noms aux consonances étranges : Nahuarirachi, Guarianachi, Machogueachi... Pour l’administration, l’église désigne officiellement le centre d’un village indien, le “pueblo”. L’église et parfois l’école. Mais quand on arrive au village, après une ou deux journées de marche éprouvante à flanc de précipice, tirant et poussant les ânes qui refusent d’avancer, on est d’abord surpris et déçu.
Une église, oui, il y a. De terre battue, plutôt émouvante dans son extrême rusticité, malgré sa toiture en tôle. L’école, un modeste bâtiment édifié par le gouvernement, sans charme aucun, tout en longueur, semble abandonnée, les trois quarts des vitres sont brisées. Entre l’école et l’église, une placette déserte où deux panneaux de basket-ball se font face en silence, sous un soleil aveuglant. Le vent soulève par rafales des nuages de poussière. Une croix de bois bancale et sans âge, toute prête à s’effondrer, tient compagnie à deux vieilles cloches en fonte, soutenues à cinquante centimètres du sol par un énorme madrier. C’est tout. Si on a de la chance, un oiseau va chanter. Mais de village, point. Et d’Indiens pas davantage. Dans ce cul-de-sac cerné de falaises vertigineuses, on a l’impression d’être arrivé au bout du monde. Le lieu idéal pour périr criblé de flèches dans une embuscade...
En fait, pendant longtemps, les missionnaires jésuites, arrivés ici au 17ème siècle, ont tenté de regrouper les Tarahumaras en pueblos pour mieux les catéchiser ; le gouvernement a par la suite fait de même avec le souci de mieux les contrôler. Sans succès. L’habitat dispersé, s’il a permis aux Indiens de conserver leur liberté et a contribué à forger leur caractère indépendant, répond d’abord à une nécessité vitale. Sur des terres aussi pauvres et dures à travailler, une économie d’autosubsistance n’aurait pu exister avec des populations plus denses et plus concentrées. Aussi les fermes sont-elles éloignées les unes des autres, de quelques centaines de mètres à plusieurs kilomètres. Les huttes de pierre ou de brique crue, juchées sur une éminence ou accrochées à flanc de colline en d’improbables équilibres, se fondent tels des caméléons dans le paysage aride et rocailleux des Barrancas. On les découvre soudain au détour d’un sentier à peine praticable, mais les habitants vous ont vu venir de loin. Si l’on s’aventure ainsi jusqu’à l’extrême bout du ravin, fermé par un cirque rocheux apparemment infranchissable, on rencontre, toujours bien cachées, d’autres familles qui, à trois bonnes heures de marche de l’église, vous diront toujours appartenir au même village.
Porteurs de bâton et coups de bâton
L’église, nue et solitaire, attend sagement qu’on veuille bien lui rendre visite. C’est évidemment le dimanche qu’on a le plus de chance d’y croiser quelques paroissiens. Pour la « messe »... L’officiant n’est souvent autre que le gobernador. A leur arrivée dans la Sierra, les missionnaires jésuites attribuèrent à certains Indiens des titres hiérarchiques officiels calqués sur l’administration espagnole, espérant que ceux-ci les aideraient à asseoir leur pouvoir sur les autres indigènes en propageant leurs idées. Ils leur remirent un bâton, symbole de leur pouvoir, et les baptisèrent gobernadores. Quant aux Indiens, chez qui bâton se disait kusi, ils appelèrent kusigame les porteurs de bâton. Mais kusi servit aussi bientôt à désigner pour eux les coups de bâton reçus...
L’indifférence des Tarahumaras pour l’autorité, l’absence traditionnelle de chef ont toujours rendu difficile l’instauration durable d’une quelconque hiérarchie. Les gobernadores sont demeurés pour représenter la communauté à l’extérieur, mais n’exercent aucun pouvoir réel et le poste n’est guère convoité. Cependant, tout comme du temps de l’évangélisation où ils traduisaient les propos des missionnaires, ce sont souvent eux qui se chargent des sermons pendant la messe dominicale.
Dieu disparaît quand on y touche trop
Ah, la messe des Tarahumaras ! Si le prêtre monte plus d’une fois par an, c’est bien le diable. Ici, on l’a aperçu pour la dernière fois il y a quatre ans, peut-être cinq. Enfin, on ne s’en souvient pas vraiment. Mais chaque dimanche, les Indiens se débrouillent très bien entre eux. D’abord, il faut attendre d’être assez nombreux, et rien ne presse. Une famille arrive vers dix heures, une autre à onze. La messe est prévue à midi, mais commencera tout aussi bien à quinze heures. On cherche un coin d’ombre pour s’abriter et attendre, les paquets de cigarettes font le tour de l’assemblée jusqu’à ce qu’ils soient vides. La politesse des Tarahumaras voulant que les contacts visuels soient évités au maximum, il n’est pas rare d’observer deux interlocuteurs se parlant côte à côte sans se regarder, ou même se tournant carrément le dos.
Le soleil monte et l’ombre diminue, chacun observe l’église en silence, en crachant par terre de temps en temps. Un groupe de femmes donne un coup de balai surréaliste dans la poussière de la place. Elle retombe aussitôt. Enfin, soudainement, la grande porte - quelques planches de bois mal jointes et qui tremblent - s’ouvre à pleins battants. Un Indien tape à tour de bras sur les deux cloches avec un gros caillou. Les deux douzaines de fidèles se rassemblent devant l’entrée, se recueillent un bref instant avant de pénétrer dans l’édifice.
L’intérieur est aussi sommaire que l’extérieur, mais l’endroit est merveilleusement calme et propice à la prière. Aucune décoration, pas de siège, on s’agenouille avec respect à même le sol dès la porte passée, les femmes sur la droite, les hommes sur la gauche. Les murs sont blanchis à la chaux, tout comme l’autel sur lequel quelques images pieuses en décomposition de saints en extase méconnaissables voisinent avec des ruines de crucifix couverts de fientes d’oiseaux et de toiles d’araignées, un Jésus borgne rose et bleu de 30 cm, une Vierge à peine plus haute, en prière, qui a perdu ses mains, une branche de sapin en plastique couronnée d’un reste de guirlande argentée.
L’officiant prononce une rapide oraison. Il arrose l’autel puis l’assistance avec quelques gouttes d’eau ou de bière de maïs tirées d’une calebasse. Chacun se lève pour passer devant l’autel faire le signe de croix, tourner une fois ou deux sur soi-même, se signer à nouveau et gagner la sortie. Le signe de croix est très libre et chacun semble avoir élaboré son interprétation personnelle. Trois petits coups sur le front et un sur la poitrine, ou deux fois sur chaque épaule, ou encore une tape sur le ventre puis un baiser sur la main : tout est possible, tout est permis, seule compte la conviction. Les Tarahumaras n’aiment pas les querelles théologiques, comme toute querelle en général.
L’officiant fait un sermon à l’extérieur, discours où il rappelle à chacun comment il doit se comporter pour que la communauté s’entende bien, comme des parents s’adresseraient à leurs enfants pour leur dire d’être sages, avant, mission accomplie, d’autoriser la dispersion. Les fidèles répondent en cœur “Natetaraba”(« merci »). Toute la cérémonie a duré moins de dix minutes. Artaud écrivait que, selon les traditions sacerdotales tarahumaras, “Dieu disparaît tout de suite quand on y touche trop, et à sa place c’est le Mauvais Esprit qui vient”.
“Tu en sais plus que moi”
La messe est en général suivie d’une réunion de tous les hommes présents où sont abordés les problèmes de la communauté : un homme s’est disputé avec sa femme et veut la quitter. On essaye de les réconcilier en évoquant le sort des enfants. Le toit de l’église menace de s’effondrer, il faudrait le réparer. La Semaine Sainte approche, on discute de l’organisation des cérémonies. Habituellement, il s’agit de problèmes simples. Les crimes graves, comme le viol ou l’assassinat, sont pratiquement inexistants, et les vols sont rarissimes.
Est considéré comme bon orateur celui qui peut dire le plus grand nombre de mots sur un ton monocorde sans reprendre son souffle. Chacun alors l’écoute avec attention, sans l’interrompre et sans le regarder. Tous ceux qui le souhaitent donnent ensuite leur avis. Même de très jeunes adolescents participent au débat et sont écoutés avec le plus grand sérieux. L’éducation des enfants et le respect qu’on leur porte sont sans doute une des clés de l’harmonie sociale chez les Tarahumaras.
Non seulement l’enfant n’est en aucune circonstance frappé ni maltraité, mais on ne crie jamais sur lui. Il est entouré d’un climat d’amour et de tendresse passionnée où il se sent toujours en confiance et protégé. S’il commet une faute, les aînés le réprimandent avec calme, et s’il persiste, on lui oppose alors un silence obstiné pour marquer la désapprobation du groupe et situer sa responsabilité. Il est alors seul maître de son bonheur ou de son malheur. Les cas d’opposition sont rares. En effet, très tôt, l’enfant est éduqué à l’autonomie et à la responsabilité. Dès l’âge de six ans, ses parents lui confient quelques chèvres. Il en est totalement propriétaire, nul ne peut décider sans son accord de les vendre ou de les tuer. Plus tard, il recevra de même un lopin de terre. On encourage dès le plus jeune âge le partage et les sentiments de solidarité. Cette éducation basée sur le respect d’autrui se fonde sur la philosophie non conflictuelle et profondément pacifique des Tarahumaras. Fait absolument exceptionnel, insultes et jurons n’existent pas dans leur langue !
“Muje Machi”,(« tu en sais plus que moi »), est une formule de politesse courante chez eux. Pour les Tarahumaras, la qualité des rapports humains est la seule vraie richesse. Et plus que de les avoir spoliés et pillés, ils reprochent aux Blancs et aux métis d’accorder toujours plus d’importance aux choses qu’aux gens. Les “chabochi” (« moustachus »), comme ils les appellent, donnent rarement à manger à ceux qui n’ont rien, sinon des restes, des aumônes. Ils parlent beaucoup mais leurs paroles manquent de force et leur langue est pleine de mensonges. Ils se trompent entre eux, se posent des pièges et s’escroquent. Ils vivent si entassés les uns sur les autres qu’ils ne se saluent même plus, ni ne se soucient de leurs voisins.
Une tradition de générosité
Deux institutions essentielles sur lesquelles repose la cohésion sociale des Tarahumaras sont la tesguinada et la Korima. La Korima est un terme raramuri fondamental qui désigne l’aide que tout Tarahumara est en droit de solliciter d’un frère de race en meilleure situation économique que lui quand il se trouve devant une nécessité grave. En cas de mauvaise récolte ou de maladie, une famille raramuri se présentera chez un ou plusieurs de ses voisins plus riches et ceux-ci partageront leurs ressources avec eux. Il ne s’agit pas d’un prêt ni d’une aumône, et la Korima n’engendre aucune obligation, dépendance ni humiliation de la part de qui reçoit. Mais celui qui donne accroît son prestige aux yeux de la communauté. La Korima permet non seulement qu’aucun membre de la communauté ne meure de faim, mais assure également une redistribution de la richesse en maintenant un système égalitaire. Enfin et surtout, elle établit un esprit de coresponsabilité et la conscience d’une dépendance mutuelle. Chacun réalise que celui qui donne aujourd’hui peut très bien se trouver dans quelques années dans la situation de celui qui demande. Nul n’abuse de ces traditions de générosité, car dans une communauté où tous se connaissent, paresseux et profiteurs seraient vite repérés et mis au ban de la société.
“Danser et boire sont notre façon de prier”
Mais le lien principal qui rassemble des familles entre elles est la consommation massive, en commun, du tesguino, une bière de maïs fermentée faiblement alcoolisée. D’une ferme à l’autre, on invite régulièrement voisins, familles et relations à la fête. Une famille peut ainsi participer jusqu’à cinquante tesguinadas dans l’année. Les garçons y sont admis vers l’âge de douze ans, et la participation à cette ivresse rituelle consacre leur passage à l’âge adulte. Les filles, généralement, ne seront autorisées à s’enivrer qu’une fois mariées. Un rite de guérison, une naissance, ou le plus souvent un travail à réaliser collectivement fournissent l’occasion pour se réunir : un champ à défricher, des semailles ou une moisson, le propriétaire en quête de bras lance les invitations et l’on se retrouve le jour convenu pour se mettre au travail. Le tesguino a été préparé par les femmes trois ou quatre jours plus tôt à partir de maïs pilé sur la pierre, mélangé à différentes herbes, le tout brassé avec de l’eau de la rivière et laissé à fermenter dans des pots en terre cuite. Le travail achevé, toute la bande se retrouve à la cabane du propriétaire.
Dans d’énormes pots de terre noircie fermente un bouillon où surnagent les grains de maïs. Pour une vingtaine de personnes, on prépare environ 200 litres de bière, mais parfois plus. Il convient maintenant de tout boire, sans en laisser une goutte. “Danser et boire sont notre façon de prier”, affirment les Indiens. Un guérisseur, un sorcier, offre les premières gouttes du breuvage aux dieux, qui sont friands de tesguino. Une joyeuse beuverie peut durer six heures ou se prolonger toute la nuit, jusqu’à l’épuisement des participants, absolument anéantis après avoir absorbé jusqu’à dix litres de boisson.
Entre-temps, les Tarahumaras, habituellement pleins de réserve et de discrétion, se libèrent. La tesguinada est le moment idéal pour rire et plaisanter sans retenue, mais aussi pour régler d’éventuels conflits latents. Elle joue le rôle de soupape de sûreté dans une société où la violence est bannie du quotidien et la politesse de rigueur. Des disputes violentes peuvent alors éclater et dégénérer en bagarres sanglantes. Néanmoins, le fait qu’elles surviennent en présence du groupe permet un relatif contrôle et évite qu’elles ne s’achèvent par des accidents tragiques. C’est souvent au cours d’une tesguinada qu’un jeune Tarahumara rencontrera celle qui deviendra son épouse. Les couples plus anciens profitent quant à eux du relâchement général pour commettre parfois quelques furtives infidélités. Le lendemain, frasques et querelles seront vite oubliées, mises sur le compte de l’abus de boisson, et l’on se retrouvera bons copains comme avant.
Missionnaires et anthropologues ont longtemps condamné ces pratiques pour leur “alcoolisme débridé et immoral”. Mais on s’accorde volontiers à reconnaître aujourd’hui qu’au-delà du rôle régulateur des tensions à l’intérieur de la communauté et d’affermissement du tissu social par l’échange mutuel d’invitations, le tesguino, boisson sacrée, représente un important apport nutritionnel dans un régime alimentaire frugal principalement basé sur la consommation de tortillas et de haricots. En dehors des tesguinadas, les Tarahumaras ne boivent jamais d’alcool.
LA SEMAINE SAINTE
L’appel des tambours de Dieu
La plus importante fête des Tarahumaras a lieu pendant la Semaine Sainte. Dès le début du Carême, dans le lit des rivières, sur la crête des falaises, on aperçoit partout des Indiens qui courent les sentiers en frappant sur leurs tambours à coups redoublés. Des instruments tout neufs, refaits avec soin chaque année, pour que les sons qui s’élèvent vers le ciel soient plus purs. Chacun sonne l’alarme pour appeler les guerriers de Dieu à se rassembler. Tout le jour les tambours résonnent, comme un immense cœur inquiet qui battrait très vite et dont chaque pulsation ferait trembler la montagne. Il faut que tous soient en alerte : Dieu est en état d’extrême faiblesse puisqu’on va le crucifier. Les Raramuri, peuple de Dieu, doivent être vigilants et le protéger de toutes leurs forces contre les assauts du diable, dont la victoire menacerait la survie du monde.
Ces croyances ne sont pas sans fondement : en effet, sans participation massive aux danses et aux cérémonies, les liens entre membres de la communauté se distendraient. La traditionnelle Korima, qui trouve à s’exprimer en particulier au moment des fêtes, financées principalement par les plus riches, n’aurait plus lieu d’être. L’égalitarisme et l’esprit de solidarité qui ont permis aux Tarahumaras, malgré l’adversité, de conserver leur identité dans de rudes conditions, disparaîtraient, et cela signifierait la fin de leur monde. Danser ou mourir, telle est bien l’alternative qui se pose à eux.
“Quand nous marchons en cercle”
La Semaine Sainte chez les Tarahumaras s’appellent “Noliruachi”, (« quand nous marchons en cercle »). Cercle des guerriers qui dansent et font la ronde jour et nuit autour de l’église pour la protéger des menaces du démon. Cercle des fidèles infatigables qui reprennent sans cesse en processions le Chemin de Croix. Cercles enfin qui redessinent dans l’espace le visage de Onoruame, ”Celui qui vient d’en haut”, le Soleil, identifié à Dieu, et celui de sa mère la Lune, Mechaka, parfois assimilée à la Vierge Marie.
Le soir du Jeudi Saint, à la nuit tombée, les Indiens en grand nombre se rassemblent dans l’église où, près de l’autel, une guitare et un violon répètent à l’infini la même phrase mélodique, triste et lancinante. Dans un coin très sombre, un homme souffle dans un pipeau quelques notes stridentes et déchirées, vaguement inquiétantes. On dirait un loup hurlant à la mort. Sur l’autel ont été déposés des arcs et des flèches. De chaque côté du portail, des archers se relaient pour monter la garde. Chacun à son tour s’agenouille devant l’autel sur lequel un vieil homme au visage grave, vêtu de blanc, est juché tout debout. Il ne dit mot, mais quand tous se sont inclinés, il répartit parmi les femmes images pieuses, statuettes et crucifix, remet aux enfants des bougies.
La procession gagne la sortie, précédée par les musiciens et protégée par la masse des guerriers l’air farouche et décidé. Durant des heures, ils tournent et retournent autour du lieu saint, dans une obscurité totale que ne parvient pas à trouer la pauvre lueur des chandelles portées par les enfants. Dans le ciel nocturne, on distingue plus d’étoiles que nulle part ailleurs. Les lumières de la ville sont beaucoup trop loin pour ternir leur éclat, et avant que la lune ne se lève, l’astre le plus lointain, le plus minuscule, a droit de cité dans cette nuit absolue. Le monde ici paraît vraiment sans fin. Les tambours n’ont pas cessé de battre pour prévenir le Diable que les Tarahumaras ne sont pas endormis et l’attendent de pied ferme.
Guerriers du Diable contre Soldats de Dieu
Car le Diable va venir, dans l’après-midi du vendredi, avec ses guerriers. Ceux-là s’appellent les Pharisiens. Ils représentent les Hommes Blancs, impudents, grossiers et agressifs. Au bord de la rivière, ils se sont couverts toute la peau et la chevelure d’une couche de boue jaunâtre. En d’autres endroits de la Sierra, on utilise la chaux. Mais le principal demeure que, sous le masque de terre qui se craquelle, les Pharisiens soient parfaitement laids et effrayants. Leur chef est Judas, un mannequin vêtu comme un chabochi et pourvu d’organes génitaux démesurés qui évoquent les nombreux viols de femmes indigènes commis par les envahisseurs. Car c’est leur propre histoire que content les Tarahumaras au cours de ces cérémonies pascales. Dans le combat du Christ contre la Mort et les Forces du Mal, ils reconnaissent leur propre lutte séculaire contre la civilisation égoïste et dominatrice des Blancs.
Comme il est impensable de laisser les démons s’approcher de l’église, le centre de la fête s’est déplacé plus haut dans la montagne. Un petit autel en bois et une croix sommaire ont été dressés. Les Pharisiens crasseux miment la messe en la tournant en dérision. Une gigantesque beuverie commence et l’on fait la queue pour ingurgiter de grandes calebasses de tesguino et de mezcal, alcool à base de feuilles d’agave caramélisées et fermentées.
Avec l’absorption continue d’alcool, la tension monte et il me faut user de toute ma diplomatie pour éviter les agressions. Un vieillard aux yeux fous, hagard, dégoulinant de terre et la bave aux lèvres, se rue soudain vers moi la main dans sa culotte et me brandit son sexe sous le nez. Je le félicite du mieux que je peux pour la qualité de ses attributs et tente de lui faire entendre à quel point je goûte tout le charme de sa plaisanterie. Il me débite un discours incompréhensible, apparemment très inamical, me crachant à la figure des volées de postillons pleins de bière, et affiche une mine effrayante. Je finis par le calmer et il s’écroule à côté de moi en rotant tandis que je lui allume une cigarette. J’ai à peine le temps de souffler qu’un autre gaillard s’avance, brandissant celui-là un gourdin, me présente son derrière en pétant bruyamment et en grognant “chabochi, chabochi”. Je ne me démonte pas et lui empoigne joyeusement les fesses à pleines mains, faisant mine de lui faire l’amour. Mon culot a le don de provoquer l’hilarité générale et de gagner à ma cause la plupart des buveurs.
Jusqu’à la nuit tombée, on ne fait plus que danser et boire, et les moins résistants se sont déjà effondrés le nez dans la poussière, le visage sanguinolent. Dès que les ténèbres ont envahi la montagne, les combats s’engagent entre Soldats de Dieu et Pharisiens. Les pieds des danseurs continuent inlassablement de marteler le sol au rythme envoûtant des tambours. Les spectateurs saluent chaque victoire d’un combattant en se mettant à pousser de féroces hurlements, tapant avec le plat de la main sur leur bouche, comme dans les vrais films de Peaux- Rouges !
La lutte se déroule à un contre un, les combattants se tiennent par la ceinture, et il faut soulever du sol son adversaire avant de le jeter épaules contre terre en se couchant sur lui. Certains miment alors la copulation. Plusieurs combats se déroulent simultanément, et les affrontements vont durer jusqu’au samedi soir dans un tumulte assourdissant. Judas est émasculé, écartelé, lapidé et, pour faire tout à fait bonne mesure, brûlé. L’empoignade devient générale et plus personne ne semble guère se soucier de savoir si celui qu’il provoque est Pharisien ou Homme de Dieu. L’important, c’est que la bagarre soit belle.
Gorgés de mezcal et de tesguino, couverts de poussière et ruisselants de sang, les Indiens paient son tribut à la violence. Guerriers du Diable et Soldats de Dieu, épuisés, rompus, s’en retournent chez eux réconciliés, bras dessus bras dessous, titubant et faisant le compte de leurs plaies et de leurs bosses. Seigneur, la fête a été superbe ! Ceux qui ne peuvent plus avancer restent à ronfler là, écroulés sur le bord du chemin, attendant la résurrection... Hécatombe sublime d’ivrognes resplendissants.
Toute la paix du monde
Tout le village s’est endormi. Demain, c’est le Dimanche de Pâques, et on ne dira pas la messe... Dieu est sauvé, il est temps de se reposer. Dans la vieille église de terre battue brille toute fragile la lueur d’une bougie sur l’autel. On n’entend plus que les grillons, et parfois l’oiseau nichant dans les poutres, qui s’agite. La statuette de la Vierge a sans doute les mains brisées, mais l’expression de son visage si douce, la pureté mélancolique de son regard abandonné, sont véritablement miraculeuses. Le Jésus borgne et tout écaillé se tient sagement à ses côtés. La chandelle projette derrière eux, sur le mur blanc de chaux, leurs ombres dansantes, gigantesques. Les arcs des Indiens sont toujours là, et aussi les vieux crucifix poussiéreux enveloppés dans leurs bouts de tissus en haillons.
Les tambours des guerriers se sont tus. Toute la paix et tout l’espoir qu’on peut rêver veillent ici, ce soir, dans cette église cachée au fond des montagnes, protégée par les Indiens. Ces Indiens qui ressemblent aux paysages où ils ont grandi. En dépit de la folie de leurs titanesques soûleries, il émane de tout leur être une impression de calme, de liberté, de silence et de sérénité. De leur Montagne Mère, ils ont reçu la force et la douceur, conquis la permanence et l’assurance. Ils se respectent eux-mêmes, ils se respectent entre eux, et ils respectent le monde dont ils sont nés.
Je vais partir en emportant juste un galet de la rivière, que je prendrai dans ma main parfois, pour ne pas oublier. J’éprouve la désagréable impression d’un immense malentendu entre l’univers et la société à laquelle j’appartiens. Voici plus d’un demi-siècle, Antonin Artaud écrivait que les Tarahumaras “viennent quelquefois dans les villes, poussés par je ne sais quelle envie de bouger, voir, disent-ils, comment sont les hommes qui se sont trompés”.
Menacés de disparition
Plus que jamais, les Raramuri sont aujourd’hui menacés de disparition. Un récent projet de “développement” affecterait une très grande partie des forêts de la Sierra Tarahumara, qui est leur ultime refuge.
La nuit de mon passage dans la ville de Chihuahua, je pus assister à l’étrange spectacle d’une quarantaine de Tarahumaras dansant sur la grande place déserte devant la cathédrale, pour encore prier Dieu. Portant les parures bariolées et multicolores des Matachines, ils progressaient lentement, en avant puis en arrière, sur deux files s’entrecroisant et reprenant sans cesse les mêmes figures. Sans précipitation, le visage impassible, impénétrable, comme pour redire la geste immuable de leur monde au cœur de ce territoire définitivement conquis par les hommes blancs.
Comme s’il s’était agi de revenants. Ou d’extrêmes survivants. Comme si d’une terre oubliée dont chaque arbre, chaque brin d’herbe, chaque caillou avaient été arrachés et emportés dans le tourbillon du néant, ils étaient demeurés en témoignage du passé les uniques fleurs vivantes. Décidés à perdurer, martelant le sol inlassablement de leurs pieds têtus. Et le grincement de l’archet sur les violons, répétant la même phrase mélodique encore et à jamais, exprimait l’éternité de leur revendication.
P.-S.
Marchant sur les traces d’Antonin Artaud, qui vécut avec les Tarahumaras à la fin des années trente, Xavier Zimbardo a fait de longs séjours dans leur “Montagne Mère” avant d’être accepté parmi eux. Il a partagé leur vie, assistant aux cérémonies annuelles en l’honneur de “Tata Diosi” et observant avec enthousiasme leur remarquable organisation sociale égalitaire.
Copyright Xavier Zimbardo - tous droits de reproduction et de diffusion réservés à l’auteur.
Xavier ZIMBARDO, le dimanche 22 juillet 2001
“ Bon sang ! Mais qu’est-ce que je fous là ? ” Les premières lueurs du jour m’ont éveillé. Encore ensommeillé, je contemple les murs et ne reconnais pas la pièce. Je me souviens quand même que je suis à Cuba. Et hier c’était la finale de la Coupe de base-ball. Ici, c’est ça, le sport national qui provoque le délire. Ils appellent ça la pelota. L’équipe de Santiago a gagné pour la troisième année consécutive. Après, le stade et toute la ville sont descendus dans la rue et on a défilé jusqu’à La Trocha, les Champs-Elysées du coin, mais au rythme de la Conga qui entraînait une marche endiablée. Partout les gens dansaient et chantaient et buvaient en riant et en s’embrassant. Les jeunes, les vieux, les gamins, les chicas de rêve qui font tourner leurs corps à en perdre la tête. Je ne sais plus combien de bouteilles de bière et de rhum j’ai vidé avec eux, avec elles. Je me souviens seulement de deux noms : Antonio Pacheco et Jésus Couscous.
Essayer de reconstituer la journée d’hier … Jésus Couscous, c’est un des plus grands poètes cubains. Hier, dimanche, nous avions rendez-vous à 17h, à la Casa del Caribe. Il voulait m’offrir un de ses livres de poèmes, mais il m'a fait faux bond. Un de ses copains est venu me l’apporter à sa place, dans un sac en plastique, et m’annoncer que notre artiste était alité pour avoir pris la veille une cuite de première classe. Completamente borracho, comme on dit ici. Et pourquoi ? Par amour, bien sûr. Cet homme aux yeux d’enfant espiègle, à 55 ans, est un amoureux invétéré. Ici, tout le monde se lance du Mi amor en veux-tu en voilà et pour les raisons les plus déraisonnables.
Jésus Couscous est l’organisateur du Festival des Caraïbes qui réunit en juillet les artistes des pays voisins, juste après le Festival Expo Caribe, et juste avant le Carnaval et la fête nationale. A Cuba, c’est ainsi : il y a toujours un festival entre deux festivals. Et sinon ? Rien de plus simple : on se retrouve à la Casa de la Trova ou à la Casa de la Musica, il y en a dans toutes les villes, ou chez des amis du barrio, le quartier.
Si vous ne restez pas longtemps, ne manquez surtout pas ce concentré explosif de la joyeuse folie cubaine qu’offre le Tropicana de La Havane. Le plus grand cabaret du monde, puisqu’il est directement installé, à ciel ouvert, sous la voûte étoilée. Ce type de spectacle pourrait faire craindre le pire, une sorte de Crazy Paris Show version Caraïbes, clinquant, kitsch et racoleur. Mais pas du tout ! On va de surprise en émerveillement et, quand la valse des projecteurs multicolores commence, cernée par une végétation luxuriante, je défie quiconque d’apercevoir d’autres étoiles que ce tourbillon de paillettes multicolores habillant (si peu… !) le corps des artistes. Entre les tables, quand danseurs et danseuses vous frôlent dans leur élan, on voit des sourires complices illuminer les visages ! Sans être un fan du genre, on reste impressionné par la chorégraphie somptueuse et cette vraie joie qui court sur la scène, des premiers accords de violons aux ultimes saluts de la troupe, qui vous invite alors à danser à votre tour.
Car plus que jouir d'un spectacle, ce qui compte en ce pays est de devenir soi-même un corps et une âme en fête. Toutes les occasions sont bonnes pour prendre son voisin dans ses bras. Vous observerez avec étonnement que, même au bord des piscines, on trouve souvent des orchestres : à Cuba, il y en aurait plus de 120 000 ! Mais le comble, c’est quand vous verrez deux douzaines de baigneurs se mettre à danser la rumba … DANS la piscine ! Le 1er Mai, après le discours de Fidel Castro sur la Plaza de la Revolucion, on n’y coupe pas, ça se termine évidemment en manif salsa ! Une manifestation de centaines de milliers de fous dansant inonde soudain la plus grande artère de la capitale, descendant dans un joyeux désordre vers la Représentation des Intérêts Américains, pour protester, encore une fois, contre la ribambelle de lois anticubaines qui accompagnent le blocus imposé par les Etats-Unis depuis plus de 40 ans. Avec des grosses têtes en papier mâché représentant Bush et autres “bandits impérialistes ”, comme on les appelle ici quand on veut rester poli, avec du ron et de la cerveza, des guitares, des percussions de toutes sortes, des gamelles et tout ce qui peut s’imaginer sur quoi on peut taper et faire du bruit.
Car à Cuba, une manif ne ressemble pas à nos bonnes vieilles manifs assez sages. Bien savoir tortiller des fesses et du ventre est au moins aussi essentiel que de scander en cœur les slogans au son tumultueux d’une salsa irrésistible. Fidel Castro avait d’ailleurs choisi la date du 26 juillet 1956 pour l’attaque de la caserne de la Moncada, qui marque le début de la révolution, parce que ça tombait en plein milieu du Carnaval. Il comptait sur le vacarme de la fête pour couvrir les détonations, et aussi sur l’ivresse des soldats.
Le 1er mai de cette année, je n’ai pas vu de soldats saouls, mais ils dansaient eux aussi dans la manif, bras dessus bras dessous avec une population de tous âges sautant d’un pied sur l’autre. Fidel, comme on l’appelle ici familièrement, avait-il lu Tintin, avec le général Alcazar qui s’empare du pouvoir dans une république bananière un jour de Carnaval ? Ou Hergé s’est-il inspiré des faits d’armes des barbudos cubains ? Cuba présente assurément un côté “bande dessinée ”. On aurait envie de commencer une histoire sur ce pays par des images empruntées à Goscinny et Uderzo : “ A 150 km des côtes de Floride, une île des Caraïbes résiste encore et toujours à l’envahisseur. ” Comment ne pas penser à notre célèbre petit village gaulois quand on débarque sur cette terre farouche, si déterminée à conserver son indépendance, quel qu’en soit le prix ? Sauf qu’ici, Che Astérix est mort assassiné par la CIA, en 1967 en Bolivie, et que le barde est toujours excellent : surtout, pas question de le ficeler ni de le bâillonner quand on va faire la fête sous les étoiles, et déguster le traditionnel cochon grillé au barbecue !
Du 3 au 9, c’est le Festival de l’Arte Joven, les Jeunes Artistes organisent expos, conférences, soirées poétiques et … nuits de danses, bien sûr, dans les rues rendues piétonnières ! Le 13, c’est la Fête des Mères, aucune excuse pour ne pas être en famille, en avant la zizique, tout ferme et les cœurs s’ouvrent, avec de gros gâteaux crémeux ! Le 17 mai, on remet ça, c’est El Dia del Campesino, le Jour des Paysans : dans toutes les campagnes, les membres des coopératives se réunissent pour écouter le discours de leurs présidents et “causer un peu politique ”... Je ne comprends pas tout ce qui se dit, l’accent cubain est très différent du castillan, surtout prononcé par des paysans entre deux francs éclats de rire et les gorgées de rhum dégustées dans des verres qui circulent d’une bouche à l’autre. Car on n’imaginerait pas d’avoir chacun son verre, ou sa bouteille, ou son paquet de cigarettes : non, tout passe d’une main à l’autre. Un des mots que j’ai le plus entendu à Cuba c’est compartir, “partager ”. Il en surgit partout, de façon surprenante pour un Européen, un large sentiment d’entraide et de solidarité, de chaleur humaine, de fraternité, de familiarité même. Les épreuves, les problèmes, les restrictions sont autant de motifs pour apprendre à se débrouiller, pour bricoler ci ou ça, récupérer les matériaux.
Quant aux paysans, ils ont redécouvert les bienfaits du cheval, et les campagnes comme les villages perdus sont embellis par ces silhouettes d’hommes et de femmes dressées sur leur monture avec une incomparable dignité. Les pénuries d’essence ont engendré des néo cow-boys mais aussi des cow-girls intrépides, traversant cheveux au vent les immenses champs de canne à sucre. Le décor des villes coloniales s’enrichit de vieilles bagnoles américaines brinquebalantes, rafistolées avec soin, parfois rutilantes, véritables pièces de musée, Chevrolet, Buick, Cadillac aux tons acidulées, tout droit sorties des Fifties et des années rock’n roll.
Mais la fête des fêtes, celle qui dépasse les Carnavals et autres manifs du 1er Mai, la Journée du Paysan et tutti quanti, c’est évidemment la fameuse Coupe Nationale de la Pelota. Justement c’était hier, dimanche, et, coup de chance, je me trouvais dans la ville où devaient s’affronter les finalistes, Pinar del Rio et Santiago de Cuba. Dès le matin, une atmosphère de fièvre avait gagné la ville.
A 14h, j’étais dans le stade. La foule sur les gradins semblait prête à exploser, explosions des couleurs, de tous ces visages passionnés déclinant toutes les nuances de la peau humaine. Car une autre merveille de Cuba, c’est aussi la réussite de son étonnant métissage.
J’étais épuisé et en sueur, craignant de me faire voler dans cette foule chatoyante mais grondante comme la mer, qui se pressait autour de moi avec une furie croissante. Lourdement chargé, avec trois appareils photo, une caméra vidéo et une veste de vingt-deux poches contenant films, piles et objectifs, j’ai quitté le stade sans regret vers 16h pour rejoindre Jésus Couscous. La plupart des aficionados de la Casa del Caribe était planté au bar devant le match à la télé, bien accrochés à leurs bières et à leurs bouteilles de Ron. Ca ne m’intéressait pas beaucoup, une jolie danseuse du Baleto Folklorico m’a offert de partager son rhum et a entrepris de m’initier, dans le patio verdoyant, à divers pas de Rumba et autres Timba, Son, Tembleque et Guaguanco. Soudain, hurlements au bar, à la télé, dans les rues, dans toute la ville un gigantesque hurlement repris partout à pleins poumons. La fille me plante là et se rue vers le bar. Tout le monde gueule : “ PACHECO ! PACHECO ! PACHECO ! VIVA VIVA VIVA ANTONIO PACHECO ! ”
Et moi, comme un nigaud, rouge de honte de tant d’ignorance, je demande : “ Qui c’est-i, Antonio Pacheco ? ? ? ”
Heureusement que les Cubains sont sympas, sinon ils m'étripaient ! Eux, ils connaissent tous nos joueurs de foot. Antonio Pacheco, c’est le Capitaine de l’équipe nationale de Cuba, le Zineddine Zidane cubain. Les USA ont essayé vingt fois de l’acheter en lui proposant des montagnes de dollars, il a refusé, il préfère vivre dans son pays avec ses compañeros. Eh bien, il vient de réussir un coup du tonnerre de Dieu, qu’on appelle ici le Jonron (Home Run) et qui fait marquer quatre points à Santiago : il a balancé la balle carrément à l’extérieur du stade, un coup en or. La victoire assurée !
Je me précipite vers le stade avec ma voiture avant que les artères principales ne soient bouchées par la foule des supporters. J’arrive à temps. La foule, entourant les fanfares et les Congas, se met en marche. Si on peut appeler marche cette curieuse et amicale façon de presser les fesses des filles contre les sexes des garçons en se tortillant du bassin.
Soudain, je sens une main qui se glisse dans mon dos, dans la poche intérieure de ma veste. Je me retourne, les gens crient, me montre du doigt un type qui bouscule tout le monde pour se sauver. J’ai juste le temps de photographier le voleur et le voilà disparu. Je ne sais pas ce qu’il m’a dérobé. Je glisse la main dans ma grande poche arrière dont la fermeture éclair est baissée. Il y a trois objectifs, je ne crois pas que j’en avais mis plus dans cette poche-là …
Plusieurs personnes s’approchent pour me réconforter, trois hommes particulièrement solides se placeront derrière moi pour veiller au grain et me permettre de travailler sans souci jusqu’à la fin du défilé. A chaque échoppe, on s’arrête pour faire le plein de rhum, et ça tambourine et ça cogne sur les tambours et les bongos, dans les cœurs et les tempes enflammées. La nuit étreint les corps, les étoiles clignent de l’œil, les peaux sont moites et luisantes, des mains gourmandes frôlent les tailles nues.
Gagné par la chaleur, j’offre une tournée générale. Et une autre, et une autre… Et après, je ne me souviens plus. Après, il y a cette fille, là, enroulée dans les draps. Elle ouvre les yeux, et me sourit. Elle sort du lit en frissonnant, me demande si elle peut éteindre ce foutu air conditionné. Elle a dormi tout habillée. Enfin, si l’on peut dire, car les filles ici sortent très court vêtues et décolletées à en mourir. Ses seins sont couverts d’anciennes cicatrices, une balafre déchire sa joue sans la défigurer, mais en lui conférant un charme et un mystère uniques. Un vieil accident de moto, m’expliquera-t-elle.
Elle m’explique aussi que, cette nuit, j’étais saoul comme un cochon, que j’avais oublié l’adresse de mon hôtel, que ses frères, qui m’avaient protégé des voleurs pendant tout le défilé, m’avaient ensuite porté jusqu’ici. Il était impossible que je dorme chez eux, car ils ne possédaient pas de licence pour héberger les étrangers, et on aurait pu les soupçonner de travailler au noir avec les touristes. Elle était seulement restée pour veiller sur mon matériel et mes appareils photo.
“Tu n’arrêtais pas de protester que je voulais rester avec toi pour ton argent. Mais pas du tout, vois-tu, je ne suis pas une jinetera, ces filles qui couchent avec les touristes contre une poignée de dollars. Je suis une trabajadora cubana ! ” Et la jeune femme, fière, ouvre ses poings et me montre ses mains calleuses. “ Je suis coiffeuse, mes frères sont peintre et métallo. Je ne suis pas non plus ici pour essayer de me marier avec toi et fuir mon pays. J’aime mon pays et je ne voudrais le quitter pour aucun autre. Je suis d’une famille pauvre de la montagne, et avant la Révolution, là-bas, il n’y avait pas d’école. La Révolution m’a appris un métier, et quand j’ai eu mon accident, les hôpitaux m’ont soigné gratuitement. Je n’ai pas eu à débourser un peso. Bon, moi, les jineteras, je ne les juge pas. Ce n'est pas un métier, ça ! Parfois, c'est juste une aventure, une rencontre dans un bar de nuit avec un étranger qui les fait rêver. Pour la plupart, elles essaient d'aider leurs familles. En tout cas, elles ne sont pas soumises à des réseaux mafieux, comme dans vos pays.
Mais toi, cette nuit, tu étais bien trop ivre pour que je t’explique tout ça. Tu peux regarder tes affaires, il ne te manque rien. Mes frères devraient bientôt arriver avec un taxi pour te raccompagner à ton hôtel. Ils ont voulu finir la nuit à la Trocha. Comme tu vois, la femme cubaine n’est pas encore tout à fait l’égale de l’homme, elle doit encore se sacrifier pour veiller sur les ivrognes comme toi. Mais ça viendra ! ”
Et en effet, il ne me manquait que mon passeport, qu’ils avaient remis à la propriétaire de la maison pour faire toutes les choses dans les règles, et … le petit livre de poésie que m’avait offert Jésus Couscous ! A ce moment-là, je compris ce que m’avait subtilisé le voleur, hier, dans la Conga. Croyant dérober mes économies, il s’était emparé … des poèmes de Couscous enfermés dans un sac en plastique ! ! !
La jeune femme, prénommée Yuni, m’expliqua en souriant que le fameux Jésus Couscous s’appelait en fait Cos Causse, et qu’on le surnommait le Don Quichotte des Caraïbes. Elle m’invita enfin à lire aussi José Marti, le héros de l’Indépendance : “ Il a écrit que quelqu’un qui vole un livre n’est pas vraiment un voleur. ”
Beaucoup de Cubains présentent ces vertus de ténacité et de souplesse, d’exigence et de tolérance, de fermeté et de générosité qui ne peuvent que susciter l’admiration et la sympathie du voyageur. Dans beaucoup de pays du monde, on m’aurait sans doute dévalisé. Ici, on s’était occupé de moi, leur hôte étranger, avec la plus grande délicatesse.
Les femmes sont libres et respectées, on les croise de jour comme de nuit, seules ou avec des amies, elles ne sont que très rarement inquiétées, même s’il reste beaucoup de machisme dans les propos de certains mâles cubains. Et puis, quel bonheur de voir un peu partout tous ces couples enlacés, qui se tiennent par la main et s’embrassent passionnément sans outrager personne ! A pied, en motocyclette, sur les tracteurs, la tendresse, le désir et l’amour ont ici droit de cité. C’est l’envers absolu des talibans. On peut se marier ou divorcer avec une liberté sans pareil. Les Cubains ne sont pas trop tourmentés par la crainte du péché, l’enfer les fait gentiment sourire et ils n’ont pas honte de leurs corps, du bonheur et de la volupté.
Grâce à ma nouvelle amitié avec Yuni et ses frères, j'ai pu découvrir des lieux secrets, afrocubains pur sucre de canne, des discothèques improvisées où avec trois spots, trois sous et des percussions du diable, on grimpe au septième ciel de la fiesta cubana. Ces coins-là, on ne les trouve pas dans les guides. Il faut se perdre dans les ruelles des villes, tendre l'oreille, mais le mieux est évidemment de se faire des amis cubains. Rien de plus facile, pas besoin de se saouler à mort pour ça ! Mais attention, prudence, des vrais amis, pas des rabatteurs. Ceux-ci sont la plaie de tous les pays où le tourisme de masse provoque un choc des niveaux de vie. Ici comme partout.
Car bien sûr, même s'ils ont parcouru du chemin, comparativement aux pays de la région, les Cubains manquent encore de beaucoup de choses. Des produits de première nécessité font défaut, et ceux qui sont en dehors du circuit économique axé autour du tourisme ont bien du mal à joindre les deux bouts. Dans cette île de onze millions d’habitants, menacée depuis quatre décennies par son puissant voisin, beaucoup plus de dépenses vont à la défense qu’à la fête. Et les priorités d’investissement demeurent la santé et l’éducation, même si le pays a déjà vaincu l’analphabétisme et si le taux de mortalité infantile est parmi les plus bas du monde. "Ici, à Cuba, vous ne verrez jamais un enfant dormir dans la rue", me lance avec fierté Yuni. C’est assez rare quand on voyage sur la planète, en effet, pour mériter d'être souligné, et la meilleure des raisons pour se réjouir et faire la bomba ! Une bomba toute pacifique, celle-là, bien entendu ! "Pour toute future maman, conclut Yuni, c'est plutôt rassurant. En tout cas, moi, ça me donne envie de danser, danser, danser …"
Jésus Caus Causse me lance un clin d'œil éloquent et ajoute, malicieux : Aqui, en Cuba, hay campanas de fiesta que cantan en el corazon : “ Ici, à Cuba, il y a des cloches en fête qui chantent dans nos cœurs ”.
Xavier ZIMBARDO, le dimanche 22 juillet 2001
La chevauchée infernale - GUATEMALA
Le 17 décembre 2004
http://www.larevuedesressources.org/guatemala-la-chevauchee-infernale,349.html
Des silhouettes fantomatiques de bûcherons, ployés sous leurs fagots, surgissent et disparaissent dans la brume livide, le front ceint du mecapal, ce bandeau de cuir qui soulève des montagnes. De frêles bergères, emmitouflées jusqu’aux yeux dans des couvertures, poussant devant elles leurs brebis et leurs chiens, courent en silence parmi les roches déchiquetées. Des cavaliers pressés passent entre les grands pins que le brouillard estompe. Des armadas de nuages dissolvent le paysage de la sierra. L’horizon s’est perdu, avalé par un chemin blême qui ne conduit nulle part.
La chaussée, comme bombardée de météorites, rebondit de crevasses en nids de poule. Entre virages imprévisibles et monstres d’acier invisibles, roulant sans éclairage, devinés plus que vus, les précipices et les glissements de terrain d’un côté, les effondrements de falaises et les chutes de rochers de l’autre, il est vital de rouler avec prudence, sans s’énerver…
Rarement vu une telle purée de pois ! L’altimètre du 4x4 se contorsionne entre 2 500 et 3 200 mètres. C’est aussi le charme des Cuchumatanes, cette végétation luxuriante accouchée de la saison des pluies. Pour peu que le soleil se lève, on découvre des perspectives insensées, aux pentes couvertes de fleurs. Parfois on flotte au-dessus des nuages, survolant une marée éclatante puis, subitement, l’averse des cumulo-nimbus vous engloutit de plus belle. Tout s’enveloppe alors de mystère, la bruine dilue les formes, les branches deviennent des squelettes inquiétants. Montagne, ciel et forêt s’engluent tout ensemble dans l’informe et l’incertain.
Le petit village de Todos Santos Cuchumatan se découvre au fond d’une vallée âprement cultivée. Une multitude de sentiers minuscules, au tracé imperceptible, veinent les flancs de la montagne. L’éclairage rasant du soleil au lever du jour en laisse deviner les cicatrices. Nuées de papillons et colibris voltigeurs font escorte au promeneur. Sur les versants abrupts où l’usage des terrasses est ignoré, la population essentiellement paysanne récolte oignons et carottes, pommes et pommes de terre, fait paître de rares moutons. Parées de fleurs écarlates, les longues tiges des haricots noirs s’entortillent, frivoles, autour des hauts épis de maïs qu’elles étreignent. Les fruits de leur histoire d’amour s’appelleront tortillas et frijoles, vous les retrouverez quotidiennement au comedor dans votre assiette…
Les femmes tissent, les hommes sont plutôt couturiers et on les voit souvent sur leurs terrasses affairés derrière une machine à coudre : des as de la confection dont le savoir-faire s’exporte bien ! A la saison chaude, nombre d’hommes partent aussi offrir leurs bras dans les plantations de coton et de café de la Costa Sur. Le paysage est défiguré par une abondance de constructions nouvelles et clinquantes, tranchant avec l’habitat traditionnel, signe de la prospérité tapageuse des immigrés rentrés au pays. Il y a une vingtaine d’années, la sauvagerie de la dictature et les massacres perpétrés par l’armée ont poussé des dizaines de milliers d’habitants des Hautes Terres à fuir vers le Mexique et les Etats-Unis où ils travaillent aujourd’hui en toute illégalité, suivant des filières bien rôdées et lucratives pour ceux qui en tiennent les rênes.
Julio, un jeune juge de paix, me guide dans le village et ne se plaint pas : "Ici, tout est vraiment tranquille. Notre quinzaine de policiers n’a pas à se plaindre. Aucun délit, rien que des petits conflits que nous autres, juges, sommes chargés d’arranger." Nous passons devant le terrain de foot jouxtant l’école ; sur le mur, un slogan proclame : "Un sportif de plus, c’est un délinquant de moins."
Le banditisme serait souvent le fait de toute une racaille d’ex-miliciens et paramilitaires "reconvertis" après la signature des accords de paix civile en 1996. Plus de 200 000 Mayas furent assassinés. Des chiffres qui sont loin de dire la souffrance endurée par ce peuple martyr, car les exactions (viols, tortures, humiliations) ne se résumaient pas à de simples exécutions sommaires. Les temps n’ont guère changé, la grande majorité des terres reste aux mains d’une oligarchie ultra-minoritaire qui méprise les indigènes et en abuse de mille façons.
C’est en mémoire d’une autre oppression que Todos Santos célèbre sa Feria annuelle. Les Mayas furent à la fois horrifiés et éblouis par les Conquistadors de l’Espagne triomphante, assimilés à des envoyés des dieux. Ils ne le sont pas moins aujourd’hui par les Etats-Uniens : les immigrés clandestins rentrant des USA, tout chargés de dollars et de prestige, rapportent dans leurs bagages des habitudes tendant à déséquilibrer la vie traditionnelle de leur lieu d’origine. Il y a longtemps leurs ancêtres, fascinés par les fiers cavaliers de Pedro de Alvarado, décidèrent d’offrir aux dieux vénérés un sacrifice à la mesure de l’époque nouvelle qui s’ouvrait. Ils s’approprièrent des chevaux et organisèrent une course particulière : non pas une compétition pour applaudir un vainqueur, mais la gageure de courir le plus longtemps possible, à bride abattue, sur un espace restreint et dans des conditions rendues difficiles par la fatigue, l’état du terrain et l’absorption effrénée d’alcool. Ceux qui tombent et, éventuellement, périssent au cours de cette chevauchée infernale, offrent leur sang à la terre sacrée pour assurer une bonne récolte et la bénédiction de l’ensemble de la communauté. Une manière détournée de continuer les rites de sacrifice humain pratiqués avant l’arrivée des églises chrétiennes.
Les festivités s’ouvrent sur une cérémonie plus paisible. Au soir du 30 octobre, des dizaines de famille endimanchées se dirigent vers la salle des fêtes, un bâtiment en béton gris, laid à pleurer mais vaste … et couvert ! car la pluie ne laisse un répit que dans la matinée. Le reste du temps, Dieu arrose les champs, les bêtes et les gens, généreusement. Et ce soir, caparaçonnée de plastiques multicolores, sous l’habituelle averse vespérale, la foule se presse pour ne rien manquer du spectacle. Les façades des maisons ont été repeintes de couleurs pimpantes, tout comme les tombes ornées de guirlandes, de couronnes et de bouquets. En cette veillée, ce n’est pas une tombe que l’on couronnera mais une jolie tête, celle de la nouvelle Reina Indigena, ambassadrice culturelle du village. Rougissant sous les bravos, au rythme endiablé d’un orchestre fracassant ses marimbas, candidates et élues s’avancent sur une passerelle en bois, illuminée par deux rangées de bougies, comme dans un vrai défilé de Fashion TV. Voici Miss Sport, et Miss Sympathie ! Cristalina, la Reine de l’an passé, yeux inondés de larmes, transmet les insignes de son rang à une pauvre Eva intimidée. Elle harangue les jeunes gens, leur enjoint de ne pas abandonner le costume ancestral : il soude leur identité et marque leur originalité aux yeux du monde. Elle a même un côté Bonaparte exhortant ses grognards quand elle lance : "Dedans vos pantalons rouges, des milliers de touristes vous contemplent !"
Dehors sous l’orage et jusque dans la salle, des salves de pétards retentissent, on se bouche les oreilles en vain. Mais tout ce vacarme cache un drame. Quand la fête s’achève vers vingt-trois heures, dans les ruelles où le tonnerre s’est tu, des jeunes courent comme des insensés, répandant la nouvelle : "Les flics ont tué Jorge Mario !" Au poste de police, un attroupement silencieux est massé devant la porte, seule la femme de la victime, en larmes, proteste, supplie, tempête, rugit, s’époumone en vain. Elle hurle qu’elle refusera l’inhumation, menace d’alerter les associations des droits de l’homme. Peine perdue. Les policiers sont à l’intérieur, discrets, pas un ne se montre. Il paraît qu’ils sont ivres. Impossible de savoir ce qui s’est passé, sinon ce que beaucoup répète avec tristesse et gravité : le couple avait un enfant de cinq ans. Jorge Mario était le leader mal vu par les bien-pensants d’une mara, une de ces bandes de jeunes qui se rassemblent pour se saouler et se moquer du monde, se bagarrer parfois avec une bande rivale de pochetrons, mais sans avoir jamais tué ni volé. Jorge Mario, 25 ans, était allé aux USA, il en était revenu avec … les cheveux longs, et en plus teint en blond ! De là à finir avec quatre balles dans le corps … Une onde de colère parcourt la nuit du village, étourdi sous le choc.
Au matin du 31 octobre, le commissariat est vide. Les seize pandores ont prestement déguerpi du village avant l’aube. Julio, le juge de paix, est tout contrit : "No es facil", répète-t-il à qui veut l’écouter. Fortunato, candidat député, me conduit dans la montagne. Il bougonne mécontent : "Ce serait mieux qu’ils ne reviennent pas avant un long, long moment !" La montée est rude, nous souffrons et haletons. Enfin, nous arrivons chez le cousin Gertrudis, au hameau de Tuinam, qui signifie "Au-dessus du village". Tuinam le bien nommé ! Gertrudis est Primer Capitan, il dirige l’un des seize groupes organisés pour participer à la course du lendemain. Des mois que l’événement se prépare dans le plus grand sérieux et selon des rites immuables. Plus récemment, les membres du groupe ont commencé à se réunir pour consommer des aliments sacrés préparés à tour de rôle par les familles des participants, ceux qui doivent courir se sont abstenus de toute relation sexuelle, ils ont organisé des cérémonies propitiatoires. L’ultime aujourd’hui consistera à bénir les chevaux au crépuscule.
Un galop derrière la colline les annonce, la cavalcade déferle dans le patio de la modeste ferme. Les cavaliers contraignent leurs montures affolées à danser sur place, les sabots claquent, l’écume gicle, la sueur ruisselle, les naseaux frémissent, un étalon en vain tente une ruade... La cour est minuscule et le spectacle saisissant. Au son répétitif des marimbas hypnotiques, les Mayas vont se relayer pour danser jusqu’à l’aube du lendemain, joyeux et mélancoliques, de plus en plus hallucinés tandis que la bière à flots coule, que les verres d’eau-de-vie passent de mains en mains, débordant d’aguardiente Indita, de Quetzalteca Especial. Parfois, des hommes s’engouffrent dans l’obscurité de la maisonnette pour savourer un bol de Caldo de Carnero, le plat de fête local préparé selon les règles par les femmes : il mijote lentement sur les feux de bois, dans d’énormes marmites bouillonnantes et noires. Un luxe de fumée grisâtre, mélange de vapeur d’eau et de bois brûlé, sature l’espace, irrite la gorge, la poitrine, les yeux. Pas de cheminée. Comment font-elles pour respirer ?
A la nuit tombée, je regagne en aveugle sous l’orage le village, par des pistes boueuses et glissantes. En bas, une rumeur court : un jeune de la mara adverse, par vengeance, est mort poignardé. L’armée a investi le bourg. Une foule de touristes doit arriver pour le jour J, hors de question de laisser la place sans autorité, avec son cortège d’ivrognes et de bagarres certaines.
Toute l’année, les paysans ont travaillé leurs terres sans relâche dans la torpeur des jours qui se suivent et se ressemblent, les immigrés ont rêvé de leur village, même si, au loin, ils sont un peu honteux de n’être, aux yeux des ladinos, que des "Indiens". Aujourd’hui, c’est le jour de la revanche et de la gloire. On boit pour oublier, pour se libérer, peut-être aussi pour mourir. Près d’une simple barrière en bois, une soixantaine de montures piaffe et s’impatiente. Leurs cavaliers, à l’aube d’une nuit blanche, clignent des yeux abrutis. La course est un spectacle étrange, où se mêle l’extase des coureurs intrépides, la clownerie des coureurs ivres-morts, le drame des coureurs qui chutent, piétinés par la chevauchée fantastique. Un coup de sifflet, on s’élance dans un sens. 300 mètres plus loin, arrêt brutal. Nouveau coup de sifflet, on repart dans l’autre sens. Pour corser l’affaire, on lâche les rênes et on se lance les bras écartés, tel un Christ recrucifié. On galope les yeux fermés. Tout pour provoquer la camarde à la gueule moche. Les visages tuméfiés sont de boue et de sang, ruisselant de sueur mais rayonnant de fierté. Droit devant et à corps perdu, c’est le mot d’ordre. Survive qui peut ! Mais les écharpes rouges et bleues flottent aux vents comme des serpents à plumes ressuscités. Un chien kamikaze traverse la piste en courant, se fait piétiner par la horde sauvage, ressurgit par miracle de l’autre côté. La foule hurle de rire et se congratule. Evangélistes et prêtres catholiques ont beau condamner ces diableries de païens, beaucoup de leurs ouailles s’en donnent à cœur joie ! Au soir de cette belle journée, on trie difficilement les ivrognes d’avec les blessés, et on relève deux morts sous les sabots des vaillants destriers.
Au matin du dimanche 2 novembre, jour de la Fête des Morts, alors que je descends vers le cimetière où se poursuivent les réjouissances, mauvaise surprise. Un attroupement barre le chemin, formé de militaires mitraillette au poing, de paysans groggy chuchotant, de gosses effarés. Un grand rectangle infranchissable a été défini sur le sol par des tiges de maïs alignées bout à bout. Une bâche noire recouvre un corps immobile, des morceaux de cervelle sanguinolente jonchent la chaussée. Un bus à vive allure est passé là, conduit par un ivrogne, écrasant la tête d’un autre pochard qui achevait de cuver insouciant, dans le caniveau, sa belle journée de la veille. On se raconte qu’un autre malchanceux est mort dans la nuit, chez lui. Il est rentré dans sa famille, se plaignant d’avoir été mordu par un serpent. Comme il était bien saoul, personne ne l’a écouté. Il s’est couché pour ne plus jamais se relever.
Le cimetière n’en est pas moins pris d’assaut par une cohue bigarrée, toute armée de guirlandes, de cierges, de pétards, de bouteilles et de friandises. On porte à bout de bras au-dessus des têtes les indispensables marimbas, de loin on dirait une farandole de cercueils. On retrouve les copains, les cousins, on se serre la main, on se donne de franches accolades. Les passages sont trop étroits entre les sépultures, on saute de tombe en tombe, et même on danse sur elles, en titubant. Dominant la scène, une ribambelle de Mayas—reporters improvisés, équipés de caméras digitales dernier cri et de l’incontournable flacon d’aguardiente, filment consciencieusement toute cette exubérance. Petite particularité de ce jour très spécial, les femmes, elles aussi, ont à leur tour le droit de boire et de s’enivrer. Elles ne s’en privent pas. On apprend que l’une d’entre elles s’est effondrée sur son bébé, inconsciente, et que le petit est mort étouffé sous elle.
Au soir, tout un village flageole et chancelle, si l’on excepte les enfants qui n’en ont cure et s’émerveillent, les yeux levés au ciel devant les deux grandes roues de la fête foraine, les yeux écarquillés devant les avalanches de jouets à trois sous made in Disneyland, les yeux ivres de jeux et de rires. Les trottoirs sont pleins de corps inertes, recroquevillés, les vêtements maculés de boue et de vomi, étendus dans des flaques malodorantes que lèchent avidement les chiens.
Les cadavres de canettes de bière s’amoncellent, les gamins courent en tous sens en essayant leur arsenal d’artillerie fraîchement acquise auprès des marchands d’armes forains, les dames offrent le sein à leur progéniture tandis que les messieurs soulagent leur vessie à droite et à gauche sans trop de pudeur. La mort est quotidienne et banale, l’absence définitive des êtres chers n’en reste pas moins douloureuse. Ici et là, au milieu de ce bazar, un homme, une femme, agenouillés, allument au pied d’une petite croix des gerbes de chandelles, gémissent ou pleurent à chaudes larmes leurs disparus. D’autres dégustent des manchons de poulets grillés gorgés d’huile et des portions de frites au ketchup dégoulinantes, surveillés de près par les chiens qui récupèreront joyeusement les os, et même les emballages plastique pour les licher jusqu’à plus rien.
Cinq jours et sept morts plus tard, le petit village de Tous Les Saints va retrouver sa tranquillité. Les touristes, dépassés par le tourbillon humain, tentent piètrement de s’engouffrer dans des bus déjà saturés. Les gamins au regard de Petits Princes garderont encore longtemps les yeux brillants de tant de merveilles. Une nouvelle reine indigène règnera avec honneur pour un an. Avec tout ce sang versé et toute cette pluie qui tombe, il faut espérer que la récolte sera bonne …
Alberto ne la verra pas. Premier Capitaine du hameau de Tzunul, il a pourtant survécu bravement à la course comme à la monstrueuse cuite, sans jamais mordre la poussière … ni s’effondrer dans la boue ! Mais ce soir, il nous l’avoue, il a peur. Le cœur serré et inquiet, Alberto prépare son baluchon pour Tijuana où les coyotes, pour un millier de dollars, lui feront passer la frontière de l’El Dorado moderne. Quand vous passerez par Los Angeles et que vous croiserez un couturier ou un maçon au visage basané, sombre et fier, peu bavard mais souriant avec discrétion, saluez-le respectueusement : vous serez peut-être face à l’un de ces cavaliers fous descendu de ses montagnes si belles pour chercher, sinon fortune, tout au moins du travail et un peu de bonheur pour les siens.
P.-S.
Novembre 2003, revu en janvier 2004.
Copyright Xavier Zimbardo - tous droits de reproduction et de diffusion réservés
« Nous allons voyager en harmonie avec les vents du monde. La stratégie des routes des grands voiliers, quelle que soit leur destination, était de faire le voyage dans le bon sens (du courant, du vent). Bien sûr, la difficulté étant d’aller rejoindre ces éléments favorables, un combat contre les éléments n’est jamais gagné d’avance… »
Ainsi nous accueille à bord du Belem le Commandant Cornil, sanglé dans un short immaculé immatriculé XXL. Chemisette, chaussures et socquettes blanches, chevelure synchrone et moustaches soignées, sourire en bandoulière, le seul maître à bord après Dieu insiste : « N’en déplaise aux néophytes, il est plus simple de traverser l’Atlantique dans les alizés que de traverser le Golfe de Gascogne en plein hiver… Nous reprendrons la route des grands voiliers d’antan, le paradis du marin ! »
Chaque matin, à 10h, réunion dans le grand roof pour connaître notre position. La mer a beau paraître toujours identique, même si elle sait se farder aux couleurs du ciel, noire, bleue ou grise, se faire grondante ou peau de velours, nous avançons ! Le GPS et le sextant en témoignent !
« Bulletin du 1er mai : 78ème jour de voyage, 55ème jour de mer
Position à 12H00 heure locale : Latitude 14° 27 minutes Nord, longitude 060° 06 minutes Ouest. Distance parcourue depuis la Barbade: voile 91 milles, moteur 2 milles, soit vitesse moyenne de 4,2 nœuds. Distance restant à parcourir pour Pointe à Pitre : 150 milles. Arrivée le 3 Mai après midi comme prévu.»
Dernier trois-mâts barque survivant de la flotte de commerce française du XIXème siècle, le Belem a cette fois quitté Nantes pour une Odyssée Atlantique qui doit durer cinq mois et lui faire parcourir près de 20 000 kilomètres, renouant avec les routes de sa jeunesse. Construit en 1896, il parcourut comme navire marchand un itinéraire menant de Bretagne en Uruguay et au Brésil, revenant au pays par Cayenne et les Antilles, chargé essentiellement de fèves de cacao pour le célèbre chocolatier Menier. Classé monument historique, le Belem est véritablement un rescapé, presque un miraculé. Dès son premier voyage, il subit un terrible incendie qui détruit toute la cargaison : 121 mules brûlées vives dans ses cales ! Le 8 mai 1902, il échappe de justesse à l’irruption de la Montagne Pelée, en Martinique, qui engloutit en 90 secondes toute la flotte dans la rade de Saint Pierre, surnommé pour son élégance le Petit Paris des Antilles et dont il ne resta rien. 30 000 personnes moururent asphyxiées.
Cette fois, notre commandant nous prédit une traversée tranquille. En tout cas, paradis du marin ou pas, nous ne coupons pas à la rituelle séance d’essayage des gilets de sauvetage sur le spardeck. Chacun est très joli, bien sanglé dans sa seyante brassière orange fluo très Fashion TV, équipée d’un sifflet, d’une lampe clignotante, et même d’un mode d’emploi. A consulter de préférence AVANT les urgences … Bernard Antoine, le capitaine en second à l’humour grinçant, nous présente les canots de sauvetage : « Bienvenue à bord de L’Odyssée Atlantique ! Vous connaissez tous l’Odyssée ? Eh bien, il n’y en a qu’un qui soit revenu vivant ! Vous remarquerez que les pagaies des canots sont en plastique, pour éviter qu’on ne les utilisent comme gourdins : en effet, sur ces embarcations, vu l’espace vital fort restreint, on constate que l’ambiance a tendance à se dégrader rapidement Vous trouverez des rations de survie, je vous préviens, je les ai testées : c’est dégueulasse (moue appropriée). Aussi, on vous a joint des lignes et des hameçons, pour agrémenter l’ordinaire. Qui dit hameçons dit rustines. Evitez d’avoir à vous en servir ! »
Après ces paroles encourageantes, nous avons le droit d’aller déjeuner. Sur le Belem, les repas sont toujours un grand moment, que l’on pourrait intituler : « Du bonheur de naviguer français ! »Ceux qui ont fait des stages sur de vieux gréements russes ne me contrediront pas. Nos bagnards de cuistots, dans leur minuscule cuisine, bien éreintés par la chaleur des fourneaux alliée à la lourde moiteur tropicale, se mettent en quatre pour nous concocter de bons petits plats comme à la maison ! Saumons, langoustes ou daurades coryphènes, le poisson est bien sûr à l’honneur. Hélas, le Belem est un navire sec, pas de vin pour l’équipage et les stagiaires. Seul le carré des officiers est « mouillé », chaque repas y est bien arrosé. A la guerre comme à la guerre …
De toutes façons, au départ, les deux-tiers d’entre nous passent leur temps à rejeter par-dessus bord ce qu’ils viennent d’avaler. Les quarts devraient être rebaptisés huitièmes … Les filles restent vaillantes. Ghislaine et Bernadette, « voileuses » accomplies, réconfortent nos visages verdâtres par leurs généreux éclats de rire : « Ne vous inquiétez pas, ça ne dure jamais plus de trois jours, après vous serez amarinés. »
Sur notre grand voilier, tous les âges et toutes les classes sociales sont représentées : nous avons un vendeur de lingerie féminine, un commissaire de police, un employé des pompes funèbres, une riche héritière, une technicienne de laboratoire, une infirmière, un avocat, un adepte du yoga et deux ou trois ratons-laveurs … Chacun a ses motivations profondes, souvent nées d’un rêve d’enfants, de lectures sacrées comme L’Ile au Trésor ou Moby Dick« . Guy, un jovial Marseillais, me cite une phrase de Platon : « Il y a trois sortes de gens : les vivants, les morts, et ceux qui vont sur la mer. » Ne faut-il pas un grain de folie, ou beaucoup de poésie, pour s’embarquer ainsi sur le Belem? Ce sont de drôles de vacances que cette bande de joyeux drilles a choisies. Chacun a dépensé une bonne part de ses économies pour le plaisir de travailler et de mal dormir en participant à toutes les tâches de l’équipage. Roi du gouvernail, Armand le chauffeur de taxi fait des merveilles, mais il faut s’initier à toutes les manœuvres, attraper des ampoules en tirant sur les cordages, briquer le pont, lustrer les cuivres avec une brosse à dents, laver les toilettes, servir à table sur un plancher qui danse la gigue, assurer les quarts et les veilles en se relayant vingt-quatre heures sur vingt quatre. Souffrir de la turista, en prime, et vomir si besoin est quand la mer fait des caprices.
Certainement pas une épopée grandiose, mais le goût de prendre part à un vrai travail d’équipe, le souci de partager des moments forts et d’apprendre. Accepter de vivre et de tolérer, loin du monde, plus de 50 personnes sur une surface dérisoire : le Belem mesure 58 m sur 8,80m. On en a vite fait le tour, et l’on croise souvent les mêmes têtes ! Alors, il faut pouvoir être discret, mais aussi attentif aux autres avec pudeur. En fait, tout le contraire d’un Loft Story…
Deux grillons ont embarqué avec nous, et leurs stridulations s’élèvent au-dessus même du bruit des générateurs, courent par tout le navire comme si la forêt avait voulu nous accompagner sur l’océan. C’est bien de rêve dont il faut parler, en voyant le Belem à l’aube du troisième millénaire fendre les flots. Alors que le Concorde peut joindre en trois heures les deux rives de l’Atlantique, c’est un luxe inouï que des hommes et des femmes de tous âges puissent contempler les voiles du Belem gonflées par le vent et passer deux semaines à savourer les délices d’un temps qui s’écoule en douceur, avec pour seul horizon la mer, toujours et toujours recommencée.
Chaque matin, les stagiaires amusés découvrent, dans le grand roof, le nouveau dessin avec lequel Tania, une ravissante architecte martiniquaise, ouvre notre journée : à droite, un volcan joufflu se lèche goulûment les babines. Il observe un vaillant trois-mâts qui pénètre dans la rade de Saint-Pierre : « Belem … Belem … ? Mais c’est le petit que j’ai raté l’autre fois ! CHOUETTE !!! », « se réjouit le Volcan. Serein et fier, le Navire lui répond : « C’est ça, compte là-dessus !!! Rendors-toi, va ! » « Sous le dessin, deux dates qui célèbrent un centenaire, celui du triomphe de la vie : 1902-2002. Qui, mieux que le Belem, pouvait symboliser le lien marquant la mort et la résurrection d’une ville martyre ?
Monseigneur Marie-Sainte, archevêque de la Martinique, salue d’une chaloupe l’arrivée du vieux navire dans la rade de Saint-Pierre, offrant à la mer et aux disparus une gerbe de fleurs blanches et rouges : « Aucune catastrophe ne doit nous laisser dans le désespoir. » « Triomphe de la vie, ce sont les mots que l’on retrouve sur toutes les lèvres et dans les yeux brillants des Antillais. Non, les Pierrotins n’ont pas peur du volcan : « « Les terres sur les flancs de la Pelée sont les plus riches pâtures de la Martinique, et y paissent les vaches les plus grasses » « , m’affirme une habitante avec ferveur. Après l’infini du Grand Bleu, nous découvrons la symphonie de tous les verts du monde. « Fourrure arborescente de la terre éventrée éventail de désir élan de sève oui c’est la roue de lourde feuille dans l’air fruité »« , s’extasiait le poète André Masson. De Gauguin aux surréalistes, la Martinique, « charmeuse de serpents » chère à André Breton, a inspiré nos peintres et nos poètes. Elle est la terre d’écrivains réputés dans le monde entier et porteurs d’espérance, tels Aimé Césaire et Frantz Fanon. Les révoltes des esclaves et leur sanglante répression, la sauvagerie des massacres sont encore présents dans tous les esprits. Ici, on n’a pas oublié que Napoléon, pour les beaux yeux de Joséphine, issue d’une riche famille de planteurs de canne, avait rétabli l’esclavage aboli par la Révolution. Terre de révolte et de liberté, de chaude sensualité et de langueur océane, cette île luxuriante marie l’exubérance d’une profonde joie de vivre propre à la Caraïbe à un certain art de vivre à la française qui lui confère une saveur unique.
En ce 8 mai 2002, cette ferveur toute antillaise explose dans toute son intensité. Après le recueillement, la fête s’empare des rues de Saint-Pierre, trop étroites pour contenir une telle foule. Elle dure jusque tard dans la nuit sous les détonations des feux d’artifice et au rythme de musiques tour à tour lascives ou endiablées. Il semble que toute l’île se soit ici donnée rendez-vous ! « Je n’ai jamais vu autant de monde à Saint-Pierre »« , s’exclame Marie-Christine radieuse ! Elle me guide dans cette foule turbulente, avec sa longue chevelure bouclée ruisselant sur ses épaules nues et cuivrées. Ce n’est pas pour rien que l’on surnomme la Martinique Madinina, l’île aux fleurs, mais aussi Martinino, l’île des femmes. Elle m’entraîne au long du canal des esclaves, un sentier vertigineux reliant Le Carbet à Fond-Saint-Denis. Construit au XVIIIème siècle par les esclaves pour alimenter les distilleries, son histoire s’écrit en lettres de sang et de larmes. Mais on appelle aussi ce lieu de tourments, devenu paradis pour les randonneurs, Canal de Beauregard, sans doute parce qu’il ouvre, depuis ses fragiles belvédères dominant la vallée encaissée, sur d’éblouissantes perspectives, ensoleillées par des bouquets de roses de porcelaine et d’anthuriums. Nous croisons des pêcheurs de crabe-terre, des écoliers fugueurs et des amoureux. Miraculeuse alchimie de cette île à la fois maudite et bénie, qui sait transfigurer les horreurs de l’Histoire en autant de fascinations.
Aux falaises déchiquetées de la côte orientale, battues par les vagues de l’Atlantique, répondent les douces plages de la côte caraïbe, alanguies vers le couchant. Au foisonnement végétal du Nord et à l’arrondi de ses mornes font écho les landes méditatives du Sud. Ile des femmes et des fleurs, on surnomme aussi la Martinique l’île des revenants. Comme le Belem, j’espère bien y revenir … avant un siècle !
X.Z., mardi 26 mai 2002
La petite musique de Saint-Louis - SÉNÉGAL
Le 5 juin 2008
http://www.larevuedesressources.org/la-petite-musique-de-saint-louis,955.html
En cette terre de légende il faudrait arriver comme en rêve, tel un oiseau depuis la mer, et mesurer l’espace... Hélas l’avion lui-même ne daigne plus qu’une fois par semaine s’arrêter en ce lieu jadis prestigieuse capitale et première ville française d’Afrique noire. Ici, tout au Nord du Sénégal, l’aéroport ne doit pas avoir beaucoup changé depuis que l’équipage Mermoz - Négrin y posa, sous les hourras de la foule, son épique Latécoère après le premier vol sans escale Toulouse - Saint Louis. Un hangar de fortune s’érige timidement au centre de rien si ce n’est une grande paix, comme à la naissance de l’Aéropostale. Le centre urbain n’est qu’à 6 km, mais c’est surtout une déferlante vague d’air marin qui s’empare de tout votre être. Subjuguant les narines, s’infiltrant par tous les pores, elle vous chavire le temps d’un souffle.
L’unique douanier est à peu près seul pour vous apprendre la patience, il faut attendre qu’il en ait fini avec les nouveaux arrivants avant d’autoriser ceux qui partent à embarquer. Tout juste s’il ne leur serre pas la main en ne les laissant partir qu’à regret. Ici, l’hospitalité et la gentillesse sont plus qu’un devoir : un atavisme, et portent le joli nom de teranga. Dakar n’a pas su ravir à Saint-Louis, ancienne capitale de l’AOF, son titre le plus important : elle est demeurée la capitale poétique de la nation, là où règne son âme brûlante et passionnée, celle qui vous ravit le cœur de sa démarche nonchalante.
Le delta du fleuve Sénégal, du parc du Djoudj à la Langue de Barbarie, est un sanctuaire de lacs, d’îlots perdus dans un dédale de canaux de mangroves, où se réfugient lors des grandes migrations ailées des milliers de pélicans, d’ibis sacrés, de grues cendrées, hérons pourpres et autres flamants roses... Un melting-pot céleste offre ainsi un écho chantant à la variété des ethnies sur cette terre de métissage : Wolofs, Toucouleurs, Sérères, Diolas de Casamance, Kadior-kadior, Soninkés, Européens de France, d’Angleterre, de Hollande, du Portugal, parfois orfèvres et pêcheurs Maures ou nomades Peuhls.. A force de rencontres, d’échanges et de mariages mixtes « à la mode du pays », allogènes et autochtones sont parvenus depuis trois siècles à mettre au monde une société originale où, de l’aveu de tous et de chacun, il fait assurément bon vivre.
Vue du ciel, on devine l’île de Saint-Louis posée sur les flots tel un immense navire immobile de 2.500 m de long sur 350 m de large, étendue entre deux bras d’un puissant fleuve qui l’enlacent et l’étreignent. Depuis la terre, on approchera par les actifs faubourgs de Sor : il faut découvrir au crépuscule cette abracadabrance de la ville africaine, survoltée, surpeuplée, avec son trafic surexcité... le tintamarre enfumé de ses klaxons bloqués et ses gouailleuses gueulantes... les phares borgnes des voitures et les lampions des échoppes clignant de l’œil entre les vertigineux étals de ses marchés aux savants équilibres... et puis, le contraste de sa vieille gare de chemin de fer abandonnée qui sommeille, trônant déserte au milieu du vacarme et qu’on promet en vain de restaurer à chaque nouvelle élection ! L’avenue principale s’appelle Charles de Gaulle. Le lycée voisin porte aussi le nom du Général-Président, je demande à Saliou mon jeune chauffeur de taxi ce que cette personnalité lui évoque, il hoche la tête et m’assure : « Très vieux, années 1800 ! »
L’île est reliée au continent depuis le 14 juillet 1897 par un ouvrage métallique impressionnant, le Pont Faidherbe (nommé d’après un gouverneur français du XIXème siècle), une succession élancée d’arcs d’acier injustement attribuée à Gustave Eifel par des guides de voyage paresseux. Toute la ville est une charnière, un trait d’union entre l’Europe et l’Afrique, une Afrique blanche et une Afrique noire, les acacias épineux du désert et les baobabs de la savane, l’océan et le fleuve, l’islam et le christianisme, la tradition et la modernité. Devant tant de facettes et de regards intrigants, il est difficile de venir à Saint-Louis sans en tomber amoureux.
Les quartiers nord et sud s’allongent langoureusement de part et d’autre de l’élégante place Faidherbe rebaptisée maintes fois mais aussi ancienne que la ville même de Saint-Louis. Autrefois, on l’appelait la Savane, avant qu’elle ne devienne la place du Gouvernement, et pendant la deuxième guerre mondiale place du maréchal Pétain. Pour les Saint-Louisiens elle est, de façon plus sonore et rayonnante, tout simplement Baya, du wolof bayalba signifiant la Grande Place. Le gouverneur de l’époque napoléonienne y fit célébrer la victoire d’Austerlitz, mais les habitants qui s’y sont rencontrés chaque jour se sont sans doute rarement souciés de ces ubuesques résonances d’une histoire lointaine. C’est là que Pierre Loti, amant de sa captive Fatou Gaye, écrivit le Roman d’un Spahi, et presque toute l’histoire de la ville est passée par cette agora. Entre le palais du gouvernement et les casernes Rogniat, le lieu fait surtout la part belle aux palmiers rôniers et aux ficus centenaires entre lesquels rôdent les amoureux bercés par les klaxons intempestifs des multicolores camionnettes de transports en commun, toutes intitulées sous leur pare-brise Alhamdoulilahi « A la grâce de Dieu ». À voir les carcasses improbables de certains véhicules en circulation, on se dit que même le contrôle technique ici ne doit être effectué que par un Dieu indubitablement clément et miséricordieux...
Le plan en damier des rues épouse agréablement la silhouette élancée de l’île, mais ces longues artères découpant l’île du nord au sud, percées perpendiculairement de voies d’accès au fleuve dans un sens est-ouest, répondaient d’abord à une nécessité impérieuse de contrôle militaire par des troupes prêtes à soumettre d’éventuels émeutiers. Plus que tout autre ville en Afrique, Saint-Louis du Sénégal a su écrire en ses murs et préserver dans ses perspectives un rare livre d’histoire architecturale.
Tout au long de la promenade, embrasée par les bougainvilliers, ce ne sont qu’antiques demeures à étages aux teintes chaudes et tendres, galeries aériennes courant autour de maisons en briques aux intérieurs mystérieux, façades claires à arcades, balconnets de fer forgé à auvent. C’est du haut de ceux-là que se tenaient fièrement, pour observer l’animation de la rue et le petit peuple du bas, les Princesses de céans que l’on nommait Signares, dérivé du portugais Senhoras, ces belles Dames voluptueuses qui avaient su séduire les maîtres coloniaux et devenir maîtresses de la douce cité aux couleurs créoles.
La vieille cité commerçante vécut longtemps de la traite des esclaves mais aussi de bateaux chargés d’or et d’ivoire, de la gomme arabique. La bonne fortune sembla l’abandonner au travers des bouleversements de l’histoire, mais récemment de bonnes fées semblent s’être penchées sur son berceau avec le pouvoir de la rajeunir et de la revivifier. L’UNESCO a inscrit la ville parmi les trésors du Patrimoine de l’Humanité. Cela ne pourrait être qu’un label, les fonds n’ayant pas suivi pour permettre de restaurer tout un ensemble de vieilles demeures sublimes qui se délabrent et se délitent. Au moins cela a-t-il permis à de nombreuses bonnes volontés de s’inquiéter pour elles et d’unir leurs efforts afin de les restaurer en faisant respecter des règles de construction à la mesure de l’enjeu.
Mais la souveraine maîtresse de l’endroit c’est l’eau, la mer..., le fleuve..., celle enfin qui, en myriades de gouttelettes emportées par la brise, a drainé jusqu’à vous toutes les saveurs farouches et les enivrants parfums du lointain. On laisse à sa droite la rue de Gaule (eh oui, encore...) pour traverser un pont plus modeste vers le village de pêcheurs de Guet Ndar. On prétend qu’ici les hommes, tous rudes travailleurs, pétris par les dangers de la navigation, seraient plus droits et francs qu’ailleurs : certains vieux sages ont surnommé l’endroit « Quartier de la sincérité ». Tournant le dos à la mer et regardant la ville, le monument aux morts très sobre, immaculé, avec ses deux poilus de 14-18, à gauche Demba le tirailleur sénégalais aux lèvres charnues, et à droite Dupont le zouave, le marsouin de type européen, casqués, bottés, au garde-à-vous pour l’éternité, bien nets et blancs de pierre tous deux, rappelle ce que la France indépendante doit pour sa liberté au sang des peuples colonisés. Le grand cinéaste sénégalais Ousmane Sembène a su montrer dans son film Le Camp de Thiaroye comment la reconnaissance de l’armée coloniale s’exprima à leur égard...
Les enfants n’en ont cure, non plus que les anciens. Les premiers se défient sur des baby-foot hors d’âge ou se pourchassent sur la plage sans fin en riant, les seconds laissent courir le jour rythmé par la prière et les palabres inlassables. Face aux brisants, de grandes pirogues chamarrées rapportent quotidiennement le poisson en abondance. Les chèvres et les mouettes se disputent les têtes arrachées par les femmes, des centaines de sandales perdues s’enfoncent dans le sable pour l’éternité, ramenées par la marée qui ne se soucie elle-même que de la lune et des courants. Mame Coumba Bang, la déesse protectrice, passe comme l’écume sur les flots, éphémère et éternelle, mais elle veille : Saint-Louis, grâce à ses amoureux, renaîtra de ses cendres.
Les Seigneurs de l’Atlas sont des bergers - MAROC
Le 4 juillet 2010
http://www.larevuedesressources.org/les-seigneurs-de-l-atlas-sont-des-bergers,877.html
Depuis des temps immémoriaux, les farouches bergers Aït Atta transhument au travers de paysages sévères pour échapper avec leur cheptel aux rigueurs de l’hiver dans le Haut-Atlas ou aux insupportables chaleurs de l’été dans le Djebel Saghro.
Sous le déluge brûlant d’une aveuglante lumière blanche, les paysages lunaires et tourmentés de ce massif volcanique deviennent alors un territoire muet où d’aucuns prétendent que seuls les scorpions et les serpents auraient droit de cité car seuls ils seraient à même d’y survivre. Mais au moment de notre passage au printemps, les fragiles oasis abritent leurs filets d’eau, où coassent des grenouilles gouailleuses, derrière d’hospitaliers rideaux de lauriers roses dans l’ombre desquels se faufilent des lézards craintifs et bruissent des colonies tourbillonnantes d’insectes minuscules. Conséquence du réchauffement climatique, la sécheresse gagne du terrain chaque année et les trous d’eau se raréfient ou se tarissent. Le rythme des saisons est lui aussi perturbé, le bétail se nourrit de pousses encore trop vertes qui déroutent les intestins, provoquant dans notre troupeau, lors de la remontée vers le Haut-Atlas, la mort désastreuse de dizaines de bêtes.
Il neige encore dans l’Atlas au cœur de la saison hivernale, et parfois nos réveils matinaux dès septembre sont glacés, c’est pourquoi il faut sans tarder redescendre les animaux, mais renier la dégradation générale relève de la mauvaise foi tant les indices s’avèrent accablants. Plus au Sud, le sommet du Kilimandjaro, la plus haute montagne d’Afrique, qui culmine à 5.963 m, a vu sa surface de glace diminuer de 80%. Elle aura totalement disparu dans 15 ans et apparaît quasiment sans neige sur une photo distribuée en 2006 lors d’une rencontre réunissant à Londres les ministres de l’Energie et de l’Environnement de 20 pays du Nord et du Sud. C’est la première fois que l’on assiste à ce phénomène... Quant aux lacs de montagne du Maroc, leur niveau ne cesse de baisser.
Entre les deux guerres mondiales, dans ces hauteurs austères semées d’intraitables pitons rocheux, entrecoupées parfois de profondes vallées encaissées dont l’étroitesse était un piège propice à toutes les embuscades, il fallut plus de vingt ans et au final une bataille de deux mois à des troupes françaises dix fois plus nombreuses, dotées d’une armada d’avions meurtriers et d’une puissante artillerie, pour venir à bout d’une poignée d’hommes et de femmes déterminés, des familles irréductiblement éprises de leur liberté.
« Ils ne se laissent guère impressionner par les représentants de l’autorité...ce sont des gens simples, mais difficiles à manier, vifs, frondeurs et d’une humeur inégale. Aucune campagne coloniale, dans aucun pays, n’avait dû briser une telle résistance de l’homme et du terrain. Il fallait donc recourir à d’autres moyens pour réduire cet ennemi acharné dans son formidable bastion : le bombarder sans répit, jour et nuit ; lui enlever les points d’eau ; le resserrer dans son réduit et le contraindre à y demeurer avec son bétail mort, avec ses cadavres... » (H. Bordeaux). Du côté des envahisseurs, on appelait cela avec culot la « pacification »... Des hauts faits de cet ordre permettront beaucoup plus tard à un de nos Présidents de reprocher aux Africains, à tout un Continent !, de n’avoir pas su s’inscrire dans le mouvement de l’Histoire. Et en effet, à cette altitude du monde, là où vivent ceux que nos saigneurs traitèrent en gueux et qui sont des seigneurs, l’Histoire avec un grand H semble s’être éclipsé un instant pour nous offrir le temps de la méditation.
L’eau, la pierre, le feu, le ciel. Les hommes. Les étoiles. Les nuages.
Quels autres lieux invitent ainsi à se rassembler autour des mots simples, de ces termes essentiels qui fondent notre existence et toute forme de vie ? L’activité principale semble se réduire elle-même à un principe fondamental : aller de l’avant pas à pas. Marcher au bon rythme. Dans ce désert minéral, avec le jeune Brahim, nous avons dès le départ inventé un jeu. Chacun de nous a ramassé une pierre, qu’il garde précieusement, il doit tenter d’en trouver une autre qui puisse au plus près ressembler à la première. Dans cette immensité où tout semble identique, il n’est en fait pas deux cailloux qui soient semblables.
A force de sonder un horizon inaccessible et sans cesse mouvant, aussi insondable que la volonté d’Allah, quel âge a donc le regard de Brahim ? Cet enfant a onze ans, ses mains en ont quarante : rugueuses et énergiques à force d’arracher l’armoise éparse, d’en constituer de lourds fagots qu’il rapportera, le dos courbé à l’équerre mais d’un pas vif et sûr, pour chaque soir nourrir les dromadaires ; mains vigoureuses à force de construire un abri pour la nuit avec peu et de faire le feu avec rien.
Si, sous ces latitudes où l’on sait encore respecter et admirer l’expérience, on admet qu’un vieillard qui disparaît est une bibliothèque qui flambe, le moindre petit lutin coiffé de son burnous à la capuche pointue ouvre le premier chapitre d’une encyclopédie. La montagne lui fait office d’école, il en pénètre tous les arcanes pour l’avoir infiniment parcourue avec le troupeau familial à la poursuite d’une avare couverture végétale, à la recherche des précieux points d’eau où dresser le campement, reprenant avec un sens atavique de l’orientation d’invisibles chemins parcourus par ses ancêtres de génération en génération. Pas de piste le plus souvent, ni même de sentiers, mais des traces à peine perceptibles, des signes déclinés tout au long du parcours, la forme déchirée d’une crête, la silhouette étrange d’un rocher.
A la halte du soir les femmes soignent mains et pieds avec du henné et du khôl, on se lave les dents avec un dentifrice naturel, des racines de noyer achetées au souk et qui donnent des dents très blanches. Nulle ordure n’est laissée derrière soi, ni même enterrée car le vent et les animaux les remonteraient au jour promptement. Peu de choses se perdent. On recycle, on récupère mais on ne jette pas. Le petit Mohamed ayant brisé sa chaussure sur le sol inégal, sa grand-mère Aïcha rougit longuement la lame d’un couteau dans le feu, fait fondre le plastique de la semelle et répare la sandale en un tournemain. Une pauvre boîte en carton s’est brisée, une de ces boîtes comme, sur chaque marché, nous en jetons en France par centaines. Une sardine aiguisée en pointe sert d’aiguille pour la raccommoder. « Dépannage nomade » lance Zahid espiègle tout en surveillant la délicieuse soupe harira que ses neveux Hamou et Lahoucine nous préparent : pois chiches, tomates, lentilles, carottes, farine, oignons, épices, coriandre, persil, filet de citron. Nous y tremperons le pain encore tout chaud du four improvisé par Fadma.
Puis vient l’heure du recueillement à savourer très sereinement le traditionnel breuvage goûté de tous. La douce Aïcha prépare le thé en silence avec un art consommé. Elle fait bouillir l’eau très longtemps pour exténuer les microbes, et utilise du thé vert venu de Chine qu’elle dose à la poignée. Elle le met dans une vieille théière rouge vif, ajoute l’eau chaude, agite la théière pour bien mélanger, verse dans un verre qu’elle garde... Puis rajoute de l’eau et refait ça deux fois mais en jetant ces deux verres-là pour, m’explique-t-elle, débarrasser des impuretés. Le premier verre gardé elle le remet dans la théière, rajoute de l’eau chaude en laissant de la place pour le sucre et la menthe. En hiver, elle utilise aussi l’absinthe ou la menthe sauvage. L’absinthe, elle la trouve dans des jardins, et la menthe sauvage au bord des rivières. On ajoute tous ces ingrédients à la dernière minute, juste après le sucre. On laisse la menthe deux minutes et après on mélange, on verse dans le verre, puis dans la théière, puis dans le verre etc. Une véritable cérémonie, un acte sacré qu’elle reconduira cent fois pour notre plaisir, comme sa mère et sa grand-mère le firent bien avant elle et le lui enseignèrent pour enfanter un thé à nul autre pareil, à déguster très lentement : « Le premier verre est aussi amer que la vie, le second aussi doux que l’amour, et le troisième aussi apaisant que la mort. »
Anergui la paisible est méconnaissable en ce matin de grand moussem. J’avance en jouant des coudes dans la cohue qui a envahi la rue principale, celle qui mène du souk au mausolée du marabout. Soudain, dans une maison voisine, des hurlements stridents de femme retentissent, accompagnés de bruits de coups et de meubles violemment renversés. Les cris de la femme redoublent, comme un appel au secours. Je me précipite vers la porte demeurée ouverte, bouscule la bande de jeunes curieux qui bloquent l’entrée, les yeux écarquillés.
Je m’arrête soudain, penaud, comprenant ma méprise. Toute une flopée de paysans et de bergers sont tournés vers un petit écran scintillant qui les ensorcelle. « Salope ! On va te faire la peau ! » Dans la lucarne, un type surexcité s’efforce d’arracher la robe d’une blonde terrifiée, renversée sur la table de roulette d’un casino en flammes. Navet américain du plus mauvais cru, saturé de brutalité, doublé en français. Les spectateurs, qui ne parlent de toutes façons que le berbère, tranquillement attablés dans leurs burnous, sirotent doucement leur thé ou leur kawa.
Scène on ne peut plus insolite en ce bout du monde, sans électricité et sans télé, du moins le croyais-je. De la rue, rien ne signale un estaminet. On pense au sketch du voyou de Coluche : « Ici mon pote, y’a rien : pas de troquet, pas de flipper, pas de baby-foot, pas de mobylette ! Rien ! La zone ! » Juste une rivière miroitante qui serpente paresseusement entre deux rideaux de peupliers argentés, dodelinant du chef au gré du vent. Sur les versants des montagnes, posées avec une exquise justesse comme par la main d’un peintre, des maisons-forteresses en pisé où l’on engrangeait le grain pour se protéger des attaques des pillards. En contrebas, tout un camaïeu de verts et d’ocres saupoudrés dans le savant échiquier des cultures irriguées, où de fragiles personnages multicolores s’activent. Des ânes et des mules qui braient en cœur avec l’écho des coqs chantant à tue-tête, et à part ça de grandes rasades de silence jusqu’à plus soif. La douceur d’Anergui se savoure lentement, elle donne envie de se faire poète ou musicien.
Chaque année, ici, dans le chef-lieu de ces onze villages que compte la vallée, durant la même période avec de légères variations influencées par les caprices des astres ou des autorités, s’ouvre le grand moussem de Sidi Ali Ouhssain. Il rassemble les cinq branches de la tribu semi-nomade des Aït Soukhmane, où la pratique du mariage demeure largement endogamique. Les Aït Daoud ou Ali (Ceux de David fils d’Ali) viennent de Tagleft au Nord, les Aït Saïd ou Ali (Ceux de Saïd fils d’Ali) de Beni Mellal à l’Ouest, les Aït Hammi ou Ali d’Agbala au Nord-Est, les Haki ou Ali de l’Est entre Agbala et Imilchil, les Aït Abdi ou Ali du Dadès au Sud-Est. Tous prétendent descendre d’un ancêtre commun, qu’ils appellent leur grand-père, « Dada » Ali Soukhmane. Mais c’est un grand-père très lointain, un peu comme dans la chanson de Bobby Lapointe, vous savez : « Le dada du dada du dada de mon dada était un petit dioudiou… », ou comme dans ces interminables lignées que l’on trouve déclinées dans tous les grands livres de tradition spirituelle.
A l’instar de la plupart des moussems, on trouve conjugués le pèlerinage au marabout protecteur de la tribu, la foire commerciale où les gens de la montagne échangent leurs produits avec ceux de la ville ou de la plaine, mais surtout , et c’est le clou de cette fête, la danse en cercle de tous les jeunes gens à marier. Garçons et filles, pendant six jours et cinq nuits, vont tourner et tourner au son hypnotique et envoûtant des talountes, larges tambourins dont la peau vibre longuement. Les danseurs égrainent chants de santé et de fertilité, vœux de bonheur et de prospérité, promesses de tenir le rythme jusqu’à l’aube … Ces mélopées répétitives, telles de magiques incantations qui prennent au ventre et submergent, résonneront longtemps dans les mémoires. Au coude à coude, épaule contre épaule, se balançant d’un pied sur l’autre, les participants s’observent discrètement, jaugent leur chance en fonction de leurs revenus et de leurs charmes. Les familles aussi sont vigilantes, car c’est le père et la mère qui iront ensuite faire la demande en mariage pour leur fils.
On n’arrive pas à Anergui par hasard : il faut vouloir les parcourir, ces longues heures de piste difficiles, en ce mois d’octobre où la violence des orages se déchaîne et transforme à chaque tournant l’argile rose des sols en autant de pièges gluants. Après le lac de Bin-el-Ouidane, notre 4x4 ahane pour grimper au-dessus des précipices, s’efforçant de suivre les traces sans sombrer dans les ornières. Lahcen Agoujil et son cousin Brahim, deux guides de montagne originaires de cette vallée enchanteresse, s’activent à la manœuvre. Ils n’avaient jamais vu la piste aussi impraticable. « Il vaut mieux venir plus tôt dans la saison, expliquent mes compagnons. Là, nous avons dû exceptionnellement déplacer la date du moussem à cause des élections ». Le paysage, boueux à perte de vue, noyé de pluie, à peine égayé par quelques touches d’euphorbes parsemées ça et là, offre une vision fascinante de désolation. Vertigineuse impression d’être absolument « ailleurs ». En dessous, un mince ruban de route aux lacets qui se perdent dans la brume ; là haut, semblant inaccessible, le col qui nargue notre détermination ; entre les deux, nous, bloqués, trempés jusqu’aux os, nous efforçant à l’aide de branches de genévriers jetées sous les roues d’extraire notre véhicule du trou où il s’est embourbé. Plus loin, il faut courir à côté de la jeep en portant dans les bras de grosses pierres en guise de cales, au cas où on resterait coincés dans la montée. Plus loin encore, à la nuit tombée, juste derrière un virage, bien caché, un éboulis de roches provoqué par de petits bergers, histoire de se distraire en se rappelant les farouches valeurs guerrières de leurs ancêtres, rompus aux embuscades et épris de liberté. « Il y a une autre route, beaucoup plus facile, qui passe par des gorges profondes et magnifiques, vers la Cathédrale du Rocher de Tamga, et que nous prendrons au retour. Mais j’ai voulu te montrer les deux accès de la vallée », m’explique Lahcen comme pour s’excuser. J’éclate d’un rire confiant devant tant de gentillesse. Pas de problème, Lahcen, on passe, et ces petites mésaventures sont le piment qui forgent les plus beaux souvenirs.
Première demeure du village. Il faut le savoir … Noir c’est noir, je n’y vois rien à deux mètres. Mes amis sont descendus et dans l’obscurité entame avec une mystérieuse silhouette la longue litanie des incontournables salutations au cours de laquelle, après de longues semaines d’absence, on ne saurait éviter de demander des nouvelles de tout un chacun. « Ca va toi ? Et la famille ? Et ta tante Fatima ? Et ton cousin Abdu ? Et ton arrière-grand-mère (car on vit très vieux dans le quartier) ? » Tout le monde doit être mentionné. Eh oui, ça dure longtemps les bonjours par ici, en l’occurrence les bonnes nuits … Je grelotte dans ma chemise encore humide, mais c’est ça, la chaleureuse coutume berbère, et sa non moins légendaire hospitalité. « Bon, vous n’allez pas partir comme ça, entrez, entrez boire un verre ! », clame avec autorité Bahssin, le fonctionnaire communal. On nous installe des coussins, on change les chandelles par un camping-gaz qui jette une lumière plus abondante mais plus crue, on concocte une omelette, on sort la grosse galette de pain, le bol de beurre rance, le thé archi sucré, la délicieuse poudre d’amandes grillées, d’anis et de noix que je savourerai avec gourmandise dans tous les foyers visités au cours de mon séjour. Le cousin Brahim tend la main vers un coin d’ombre et appelle doucement : « Mouche moche ! Mouche moche ! » Je me demande inquiet s’il s’agit encore d’un autre rituel local … Mais non, Brahim appelle le chat ! En berbère, ça se dit comme ça ! En arrivant là-bas, vous pourrez toujours frimer à ma santé en interpellant les matous …
Ici, dans cette vallée heureuse, la vie semble un long oued tranquille. Au réveil, tout alentour est repos et sérénité, un charme indicible, si rare que toutes les difficultés du parcours sont aussitôt oubliées. Les nuages font la course avec le soleil pour nimber d’ombre et de mystère les contours des antiques greniers à grains. Les hautes bâtisses solennelles se dressent telles de rudes sentinelles, surplombant la rivière éclaboussée de lumière. On voudrait être Delacroix pour pouvoir garder et transmettre un peu de cette magie des couleurs. Les enfants dévalent joyeusement les pentes vers l’école. Les bergers poussent devant eux leurs troupeaux. Pas le moindre bruit de moteur, tout ce vaste domaine n’appartient qu’au vent et à votre regard qui vagabonde librement. Respirez : vous êtes arrivés, face à l’un des plus beaux paysages du monde et, pas d’erreur, tout est juste bien ! Anergui est sans doute l’un des derniers endroits du Maroc où l’on peut remonter le temps pour découvrir un monde disparu, loin du tourisme de masse.
Anergui et ses trésors doivent se mériter, c’est sans doute la meilleure garantie de leurs préservations. Car si les berbères vivent dans des terres si reculées, c’est aussi parce qu’il leur a fallu tout au cours des siècles se battre pour survivre, défendre leurs traditions et leur langue contre de multiples vagues d’envahisseurs, des Romains aux Français en passant par les Arabes. Jusqu’à leur nom, qui leur vient des Romains, « berbère », dérivé de « barbare» parce que depuis toujours ils ont eu l’impudence et l’orgueil de résister vaillamment aux impérialismes et colonisateurs de toutes sortes. Eux préfèrent se dire les « Imazighen », les Hommes Libres. Il fallut plus de dix ans de luttes sanguinaires aux troupes françaises pour réduire une à une ces vallées, et celui qui affronta la révolte, au Nord, du célèbre chef berbère Abd el-Krim s’appelait Philippe Pétain, de sinistre mémoire. Aujourd’hui, tout le monde dans les villages, des plus vieux aux plus jeunes, parle encore le berbère, même si l’école est en arabe. Même problème pour tout ce qui touche à l’administration. Les tensions et les injustices ne sont pas vraiment apparentes pour le quidam de passage, mais les conflits demeurent, latents. Récemment encore, le gouverneur de la province de Nador a reçu l'ordre d'ôter les panneaux "stop" rédigés en arabe et en tifinagh qui venaient d'être installés dans quelques artères de la ville. Le 28 avril, le conseil communal avait pris la décision d'installer des plaques portant le nom des rues et des panneaux de signalisation rédigés en arabe, en français et en berbère.
L’architecture impressionnante jaillie au cœur de ces paysages grandioses et inaccessibles, dont s’émerveille à juste titre le voyageur, a d’abord une vocation défensive et militaire. Un certain nombre de ces bâtisses sont heureusement sous la protection de l’UNESCO. Ce qui menace aujourd’hui cette culture millénaire est plus sournois. L’exode rural, le chômage, la sécheresse qui d’année en année se fait plus agressive, causée par une pollution et des bouleversements climatiques planétaires venus de bien loin … La maison de Saïd, le père de Lahcen, est perchée sur une colline. Il y a peu, elle se trouvait encore au bord de la rivière, mais les inondations l’ont emportée. Pourquoi ? Largement à cause des déboisements abusifs. La sécheresse persistante réduit les réserves de fourrage pour le bétail, et avec elles les ressources des éleveurs. Alors, on coupe les feuillages des peupliers pour compenser le manque en fourrage. On coupe les chênes-verts pour le chauffage et la cuisine, et les pins pour faire des planches ou des poutres vendues à la ville. Les terrains deviennent plus meubles, s’affaissent, les torrents rendus fous par des orages d’apocalypse emportent tout sur leur passage. Pour apprécier les dégâts dans la couche d’ozone, il faut visiter ces lacs de montagne marocains comme Aguelmane Azigza où l’on voit clairement gravée dans la terre même l’empreinte de niveaux d’eau en baisse continue.
Saïd, lui, a choisi de vendre la plupart de ses terres et de ses brebis pour financer les études de son fils Lahcen. Celui-ci, en retour, son diplôme universitaire de géologue obtenu, a créé avec quelques amis une association qui tente courageusement de sauver ce qui doit l’être : préserver l’architecture traditionnelle, introduire une meilleure hygiène, protéger l’environnement, inciter au reboisement, défendre la culture et l’identité berbères, développer la capacité d’accueil et sa qualité. Saïd a forgé dans les difficultés un tempérament fort et la sagesse illumine son regard quand il vous accueille sous son toit.
A Anergui, tout semble encore intact, comme si la course folle de l’existence faisait ici une pause. La vie en apparence suit sans se hâter son cours éternel, cadencée par les saisons, avec les semailles et les récoltes, de blé, d’orge, de maïs, de noix. Les baptêmes (sept jours après la naissance) et la prière du vendredi rythment le temps qui passe. Quand l’eau de la rivière est trop boueuse, il faut marcher plusieurs kilomètres et remonter le courant jusqu’à une source où l’on remplira les bidons d’eau, où on lavera le linge en le frappant avec l’akhbad ou le tirchkht, sortes de manches de pioche, et en exécutant une très ancienne danse, piétinant longuement les lourds burnous. Autrefois, on utilisait une plante, la saponaire, mais de nos jours les lessives chimiques en sachets plastifiés ont conquis les ménagères berbères… Pourtant, bien peu se disent vraiment séduits par les sirènes de la modernité et, quand ils doivent partir, contraints et forcés, ils ne songent qu’à revenir. Ce qu’ils possèdent n’a pas de prix.
Après les moissons, le moussem rassemble tout le monde chaque année en octobre. On a alors de quoi payer tout ce qu’il faut pour faire la fête, huile, sucre, thé, dattes, figues, habits neufs, et l’incontournable henné qui protège des mauvais sorts. On dispose en abondance de blé et d’orge pour le couscous et le pain. On égorge quelques chèvres et moutons. Suivent les mariages, avec le détour obligé chez le notaire, et les circoncisions. C’est Mahmed le jeune imam de 28 ans qui officie, sans anesthésie et avec une simple paire de ciseaux. Puis, la coupure du grand froid de l’hiver ferme la vallée aux visiteurs pour de longs mois. On entame les réserves de beurre.
Récemment, les deux premières télévisions ont fait leur apparition, et même le satellite. L’une fonctionne grâce à un énorme générateur qui rappelle les Temps Modernes de Charlot, l’autre appartient à Rabha Tamouhat, une jeune et jolie divorcée ayant installé des batteries alimentées par des panneaux solaires. Mais on continue de consulter la vieille tante N’Aït Mouh, plus ridée que la montagne, pour connaître le sexe du prochain bébé à naître : si l’utérus penche à gauche, ce sera un garçon, s’il penche à droite ce sera une fille. Et pour savoir si la récolte sera bonne ou tout autre question angoissante, on interroge encore le M’ghilt avec le plus grand sérieux, comme outil de divination. Il s’agit d’un long brin de laine qu’on étire sous le coude ou que l’on fait tourner au-dessus de la tête en le suppliant ou en le menaçant : « Si tu dis vrai, je t’enduirai de henné, mais si tu mens je te brûlerai ! » L’imaginaire, ici, a encore de beaux jours devant lui. Et aussi des nuits féeriques, dans ce cirque de pierre ouvert sur des prairies d’étoiles en un silence de rêve.
Sacrée Ville ! Je l’adore… Tout comme j’adore ce garçon étrange, Jamel. Jamel Babamar. Ici, tout le monde l’appelle Papa Mal en rigolant, car peu de gens le prennent au sérieux. Comme tous les génies. Moi, je préfère l’appeler Jimmy Chaplin : fils naturel de Jimmy Hendrix et de Charlie Chaplin. Du premier, dont on dit qu’il vécût dans les parages, comme Cat Stevens, les comédiens du Living Theater et bien d’autres, il tient cette maîtrise extraordinaire de la musique, mâtinée d’un soupçon de folie. Du second (qui n’est jamais venu ici, au contraire d’Orson Welles dont le buste sévère contemple le large à la porte de la cité où il tourna son Othello), il a l’allure désinvolte et perdue, ce charme irrésistible du type complètement disjoncté d’avec les valeurs dominantes de notre société contemporaine : le fric, la réussite sociale, le culte des apparences. Il a un sourire désarmant ; le sourire du looser qui gagne. Une place directe dans votre cœur.
Comment l’ai-je rencontré ? Par miracle, c’est-à-dire : par ce que nous convenons d’appeler le hasard. Il m’a hélé, dans le bazar, avec un tambour sous le bras, qu’il venait de fabriquer patiemment avec du bois de thuya, une peau de chèvre et trois bouts de ficelle : il cherchait à vendre, mais sans le dire, en me proposant simplement un verre de thé à la menthe. Avec insistance et diplomatie, comme font tous les marchands professionnels et improvisés de ce pays de marchands. Civilisation au carrefour des civilisations, entre le désert et la mer, entre christianisme, islam et animisme. Occident de l’Orient fondé sur l’échange, impliquant le contact et le métissage.
Port au visage méditerranéen tourné vers l’Atlantique, avec ses maisons blanches aux volets bleus qui rappellent l’Andalousie et les Cyclades, avec ses puissantes murailles battues par le fracas incessant d’une mer furieuse et envoûtante évoquant irrésistiblement la Bretagne et Saint Malo, avec le parfum enivrant de ses épices comme un condensé des saveurs de l’Afrique, Essaouira a été longtemps surnommée « le port de Tombouctou ». Il fallait aux caravanes chargées de biens précieux quelques dizaines de jours de marche vers le Nord et le couchant, au rythme chaloupé des chameaux, pour atteindre la mythique Mogador, ainsi qu’on l’appelait autrefois.
Mogador, avec ses célèbres îles Purpuraires où l’on collectait la pourpre si prisée des Romains, est peut-être la fille lointaine de la fameuse Cerné antique. Elle est devenue au XVIIIè siècle de l’ère chrétienne Essaouira, « la bien dessinée », œuvre d’un architecte français, Théodore Cornut, prisonnier des Musulmans, disciple de Vauban tiré des geôles par la volonté d’un autocrate éclairé, l’Empereur Mohamed Ben Abdallah.
Décidément, cette ville où flotte un esprit libertaire semble devoir beaucoup à ceux qu’elle retînt prisonniers : dans les yeux libres de Jamel vogue le souvenir tremblant des caravanes et des tempêtes de sable. Ses ancêtres, probablement, arrivèrent aussi ici enchaînés, arrachés à leurs familles, à leur terre que l’on nommait Soudan et qui regroupait Niger, Mali, Guinée, Sénégal et Mauritanie... Peuples noirs importés comme de vulgaires marchandises par un roi ou un sultan pour construire des murailles et des palais, servir comme soldats ou faire tourner les usines à sucre. Autrefois, le sucre s’échangeait en ces remparts contre le marbre d’Italie, au poids, gramme contre gramme. Peuples noirs importés avec leurs rites et leurs traditions mystérieuses, avec leurs rythmes secrets. Essaouira est par excellence la ville des Gnaouas, ces musiciens et guérisseuses qui invoquent les mlouk, ces esprits qui, la nuit, se parent tour à tour de sept couleurs, le blanc, le vert, le bleu profond de la mer et le bleu clair du ciel, le noir, le rouge et enfin le jaune, dans les cris et les contorsions de la transe, enveloppés par les vertiges de l’encens.
« Alors, tu t’intéresses aux Gnaouas ? », me lance Jamel. « Tu as de la chance, c’est le mois de Chaabane, il y a des lilas tous les soirs, un peu partout dans la ville. La lila, c’est la nuit sacrée des Gnaouas. Et moi, les Gnaouas, je les connais très bien. Vraiment, tu as une sacrée veine ! Dis, tu veux pas acheter mon tambour ? Pas cher ! » Quelques Salâm Alaîk plus tard et un tambour en plus dans ma valise, me voici dans les pas de mon nouvel ami. Heureux du prix qu’il a obtenu sans trop de peine, il m’a invité à déjeuner. Détour par les abondants étalages du marché aux poissons. Pour vingt dirhams, moins de quinze francs, Jamel marchande quelques kilos de grillade, en connaisseur. Il confie le tout à un collègue spécialiste du barbecue, deux ruelles plus loin, me tape vingt balles en supplément pour la cuisson et la salade marocaine aux p’tits oignons. Histoire de patienter, il m’entraîne dans l’échoppe enfumée de son copain Halim, juste en face des arcades du marché aux grains. Pyramides multicolores d’épices odorantes, huile d’argan, cohorte de bocaux étiquetés : rose et cannelle, girofle et gingembre, aphrodisiaques prétendus, il faudrait pouvoir tester tout ça … Cartes postales aux tons passés : « Souvenir de Paris », « Bonjour de Nice », « Auxerre et ses trésors » ( ???), clins d’œil de touristes passés par-là …
« Tu veux pas acheter de l’ambre ? Pas cher pour toi, mon ami ! » Bismillah ! Bénédiction. Les daurades grillées sont délicieuses, arrosées de thé à la menthe. Amdullah, merci à Dieu, nous voilà en route pour le Souk Hadedrra, à 30 km d’Essaouira, en quête d’une peau de chameau pour le guembri. Ah, le guembri ! L’instrument roi ici. Une caisse, une peau, trois cordes, tous se ressemblent, en apparence. Mais chacun a sa résonance particulière, ses harmonies secrètes dont le maalem, le maître, saura extraire les sons magiques et ensorcelants. Emportée par les vagues hypnotiques des crotales, sorte de castagnettes aux claquements métalliques répétés à l’infini, pas de vraie fête gnaoua sans un prestigieux maalem et son guembri. Il y le grand Sam, de Casablanca, et Sam le Jeune, de Marrakech. Il y a Mohamed Qaqa à Safi et, à Essaouira, le célèbre Mahmoud Guinéa, son frère Abdullah, Sedik, Soudani, Abdeslam Alikane et tant d’autres. La ville offre des myriades de CD et cassettes plus ou moins officiellement piratées de la pléiade de stars du cru.
Parmi les dizaines de têtes de chèvres, bœufs et autres bestiaux sanguinolents pendus à des crochets en plein soleil, Jamel repère quelques chameaux décapités, langue pendante. Celui-ci fera son bonheur. « Tu peux me prêter cinquante dirhams jusqu’à ce soir ?», me prie Jamel. Le boucher s’affaire méthodiquement, dépèce le long cou avec dextérité. Aucune maladresse n’est permise, la peau doit être impeccable, sans la moindre écorchure. « Une peau, un instrument », me précise Jamel en surveillant l’écorcheur. Je lève ma caméra vidéo. « Cinquante dirhams, cinquante dirhams !», hurle le carnassier en pointant menaçant vers moi son poignard effilé.
Plus loin, achat d’un mouton vivant, pour le sacrifice. Abdulrahim Alikane, un pote de Jamel, solide comme un roc, nous a rejoint. Celui-là, incroyable, il ressemble comme un frère à Paul Gauguin. Bacchantes farouches et cheveux en bataille, il prend chaque mouton à bras le corps, le soupèse, lance au propriétaire quelques signes mystérieux, s’éloigne, revient. S’emporte. Tend une poignée de billets, la retire. Négocie, râle, sourit, proteste. Tope-la, affaire conclue. On engouffre la bestiole dans une charrette à bras jusqu’au coffre de ma voiture. Il faut bien que moi, l’étranger, je serve à quelque chose.
Et nous voici chez Omar, soixante-dix ans et frais comme un enfant, pour débarrasser le chameau, ou plutôt ce qu’il en reste, de ses derniers poils. Officiant dans un coin perdu des faubourgs poussiéreux, le vieil homme est tanneur et …artiste, bien sûr. Car qui, à Essaouira, n’est pas tant soit peu artiste ? Omar, lui, joue à Jackson Pollock sans le connaître : il répand des encres de couleur sur des peaux encore dégoulinantes, chiffonnées à même le sol, les crucifie et laisse sécher. Résultat, de superbes drippings made in Morocco ! Dans l’obscurité de l’atelier, Jamel choisit maintenant avec soin d’autres peaux pour ses calligraphies. Menuisier de profession, musicien de tradition, dessinateur par passion, chômeur par malchance et « emprunteur » par nécessité, Jamel sait tout faire.
Et bien sûr, il connaît tout le monde, sa gentillesse ouvre toutes les portes. Dans la nuit tombée, il m’entraîne par les ruelles, toujours à courir dix pas devant moi. Je le perds, me retrouve dans une impasse. La médina marocaine demeurera toujours un mystérieux labyrinthe pour l’Européen que je suis. Ah, le voilà qui réapparaît ! Je m’étonne de sa précipitation, lui toujours si calme : en fait, il ne veut pas d’ennuis avec la Brigade Touristique, cette police chargée de réprimer le harcèlement des visiteurs par les « faux guides ». Au loin résonne des tambours dont le roulement se rapproche. Une procession colorée nous barre la route. En tête, les musiciens Gnaouas font rouler leurs têtes en un mouvement incessant, entraînant les grelots de leurs couvre-chefs chargés de coquillages marins. Derrière, la foule des femmes portent des chandelles, hurlent des Youyous sonores. Comme en rêve, nous voici entraînés devant la zaouïa de Sidi Bilal, compagnon de Mahomet, premier muezzin du Prophète et saint patron des Gnaouas. Prudent, Jimmy Chaplin m’a couvert jusqu’aux yeux d’une large djellaba. Cela ne fait guère illusion, chacun répond « Bonsoir Monsieur » à mes bredouillants es-salam’ali-koum. « Ta présence n’est pas mal venue, s’excuse Jamel, mais dans le cadre de ce rituel sacré, il est préférable que tu demeures discret ».
Le décor est très sobre, quelques arcades dans les ténèbres abritent une foule attentive, recueillie, animée de mouvements réguliers ou secouée de soudains soubresauts. Le sacrifice a déjà eu lieu, dans une maison privée. Le sang de l’offrande a coulé, les invités ont partagé la nourriture, il vaut mieux être rassasié car les danses vont durer jusqu’au lever du soleil. Les plus impressionnantes surviennent au milieu de la nuit, quant le cortège des esprits surgit. Chaque cohorte de mlouk a son chef, sa couleur, son parfum, son encens et sa musique. Sept phases se succèdent, avec leurs signes de reconnaissance respectifs. Ainsi, Sidi Mimoun dirige les mlouks noirs et le feu les accompagnent. Les guérisseuses allument des faisceaux de bougies qu’elles empoignent : en extase elles rejettent la tête en arrière, les flammes lèchent leurs cous, leurs bras, les Youyous des femmes redoublent de vigueur. A l’audition des mélopées qui accompagnent l’apparition de « leurs » mlouks, les membres de l’assistance qu’ils possèdent rituellement reconnaissent leur phrase mélodique particulière : ils se couvrent le visage d’une écharpe de couleur noire et entrent dans une danse de plus en plus frénétique. Le rythme syncopé et brutal des crotales métalliques couvre le son grave et profond du guembri, des danseurs à bout de force finissent par s’écrouler, des Gnaouas soulèvent alors les voiles des possédés, et leur font respirer des fumées d’encens et de benjoin. La dernière couleur est la jaune, celle de Laïla Aïcha, dont la musique est aussi la plus belle. Toutes les lumières sont alors éteintes, un très grand nombre de femmes entrent en transe, des cris déchirent la nuit, on distingue à peine les silhouettes contorsionnées, couvertes de voiles tels des êtres fantomatiques. Jamel me tire par la manche de la djellaba. L’aube point, il veut rentrer.
Néanmoins, pas question d’aller dormir. Jamel, infatigable, a observé mes étonnements et mes émerveillements successifs. Il voudrait tout m’expliquer mais il n’est pas bavard : « Les mlouk ne sont pas méchants. Il ne s’agit pas de s’en débarrasser, plutôt d’apprivoiser leur pouvoir pour apaiser les souffrances des malades. Et tout le monde est un peu malade, n’est-ce pas ? Au moins dans sa tête… Pourtant, tout le monde voudrait vivre dans la liberté et l’amour». Penché sous la lampe, appliqué, il trace sur trois peaux tendues trois larges gouttes d’eau, avec une encre brune : cela tient mieux, selon lui, que le brou de noix dont d’autres se servent. Chacune des gouttes d’eau, dans la demie pénombre, s’élance et s’arrondit, se complexifie tout en demeurant essentielle et pure, s’ouvrant à de nouveaux contours, à de subtiles arabesques. Une heure de concentration plus tard, le maître relève la tête, me regarde en souriant. « Chacun de ces trois signes est un mot. Un autre artiste aurait pu les écrire autrement. J’ai choisi de leur donner l’apparence de gouttes d’eau. Toujours fragiles, toutes différentes, absolument nécessaires. La forme diffère, le fond est le même ». Il traduit le sens de chaque œuvre, avec un léger sourire au coin des lèvres : « Egalité ! Fraternité ! Liberté ! Je l’ai lu sur vos pièces de monnaie ! Ce sont de beaux mots, n’est ce pas ? Les Gnaouas , l’Islam, pour moi, c’est le même idéal. Tout le monde aime ces mots-là. Dis, tu ne veux pas m’en acheter un ? Pour les trois, je te fais un très bon prix ! »
Il éclate de rire et empoigne le guembri. Et là, là, il faut faire silence, juste écouter, se repaître des accents de sa musique et trembler, s’émouvoir. La voix s’élève, profonde et déchirante, fait frissonner ce qui subsiste de la nuit. Chants de souffrance des esclaves, chants de guérison, voyage, voyage. Mémoire de ces travailleurs conduits ici de force, comme on les entraîna au Brésil, dans les Caraïbes, en Amérique du Nord, même miracle du chant et de la musique, de l’espoir et du désespoir mêlés. Mémoire de rencontres et de métissages, en cette cité autrefois prospère où se sont mariés les sangs berbères et arabes, où les Juifs, autrefois négociants du Sultan, étaient la communauté majoritaire il y a encore quarante ans. Partis en masse, les Juifs, au moment de la Guerre des Six Jours. A Essaouira, aujourd’hui, il n’en reste que sept, dont Joseph Sebag le libraire érudit et célibataire, follement amoureux de sa ville natale et de ses arcanes : revenu après un exil de quinze ans à New York, il aime à se promener la nuit, seul, en haut des remparts, giflé par l’écume et le vent, entre le cri rauque des mouettes et le rugissement des flots qui se brisent, dans les ruines endormies d’un mellah déserté.
Eh oui, le vent ! Plus encore que la mer et les pêcheurs, que les Juifs et les Gnaouas, il est l’hôte privilégié de cette ville, le maître incontesté qui éloigne les importuns et ravit les poètes (et les surfeurs !), et puis il porte un si joli nom : Chergui, de la famille des Alizés. A Essaouira, les Marocains l’appellent « le plus vieux fils du bled »... Est-ce lui qui a semé partout ici, au hasard des ruelles, entre le blanc des murs et le bleu du soleil, ces hordes de créateurs et de magiciens ? Est-ce lui qui, sans se lasser, lave l’horizon de toute tache et donne au ciel cette luminosité incomparable ? Est-ce lui qui jette cette clarté particulière dans les couleurs éclatantes du peintre Tabal et de ses pairs ? Par quel savant concours de circonstances, par quels bienheureux caprices de l’Histoire cette petite cité de l’Atlantique a-t-elle acquis ce charme unique qui conquiert tous ses visiteurs ? Yaâ Allah. Dieu voit, Dieu sait. Comme le souligne avec pertinence le galeriste Frédéric Damgaard, « les Gnaouas n’aiment pas parler de ces questions. Parler, c’est définir l’infini, et donc l’affaiblir ».
Le Maroc a connu bien des capitales, Fès et Marrakech pour cités impériales, Casa pour l’économie, Rabat pour les politiques, mais son âme se cache dans le calme ineffable et les irréels tourbillons d’Essaouira, sa capitale de beauté. Sacrée Ville, Ville Sacrée !
Cité prestigieuse, inscrite au Patrimoine Mondial de l’Humanité, Fès fut la première capitale impériale du Maroc. Elle en demeure la capitale culturelle et spirituelle, héritage d’une riche histoire, creuset de traditions artistiques venues d’horizons berbères, kairouanais, juifs, arabes et andalous, vivifiée par les savoir-faire de ses dizaines de milliers d’artisans.
Fès intrigue et fascine. Il faut savoir l’approcher avec le respect qu’elle inspire. Comme Venise, elle est une ville pour les marcheurs et les rêveurs. Comme la cité des canaux, elle s’offre à vous avec retenue, en préservant toujours sa part de mystère. Car pour renforcer et protéger son caractère sacré, elle possède une vertu peu commune : les voitures, camions et autres véhicules polluants et bruyants ne sauraient avoir accès à cet inextricable enchevêtrement de ruelles. Celles-ci sont si étroites qu’elles nous obligent à réapprendre la lenteur, en tentant d’éviter les charrettes à bras qui prennent toute la largeur du passage. Se souvenir ici de ce beau proverbe marocain, si simple et si profond : « Un homme pressé est un homme mort ».
Oubliez la ville nouvelle, héritage peu glorieux de l’administration française, et même, fuyez-la ! Installez-vous au plus proche de la vieille médina, abandonnez sans remords votre véhicule pour trois jours ou trois mois à la vigilante surveillance d’un gardien de parking, enfourchez des babouches et en avant !
Ici, où vivent plus de 700 000 âmes, l’aventure commence. Surpopulation à la fois réjouissante par son activité fiévreuse et menaçante pour la survie de la cité par les dommages qu’elle entraîne. Bien que, depuis Lyautey, toute nouvelle construction ait été interdite au sein de la vieille ville, cela n’empêcha pas celle-ci de quintupler le nombre de ses habitants en cinquante ans... Fès s'est rapidement peuplée de paysans chassés par l'exode rural qui, faute de place, en sont venus à occuper les palais désertés par la classe aisée. Celle-ci préférait Casablanca ou la ville nouvelle. Les familles se sont généralement mises à plusieurs pour acheter et occuper les lieux.
Pour accentuer par contraste cette impression d’animation frénétique, les morts se sont installés hors de l’enceinte fortifiée, sur les collines qui l’encerclent comme autant de cimetières empreints de silence et de poésie. Les vivants vont s’y recueillir le vendredi, jour de la grande prière, mais les plus belles visions naissent au crépuscule : vers Bab Ftouh ou Bab el Guissa, on surplombe la ville à l’heure où elle s’illumine, où les mauves limpides du ciel vespéral et les ocres chaotiques des murailles mutilées s’épousent avant de se fondre dans la nuit.
Au matin, pénétrez par la porte en faïences bleues et vertes de Bab Bou Jloud dans le ventre maternel de la ville, bien protégée des fureurs du monde par les énormes remparts qui l’enserrent. Faites un grand vide en vous puis, sans peur de vous y perdre, élancez-vous dans la rumeur des ruelles entrelacées, dans ce labyrinthe préservé des tourmentes de la modernité. Commencez par emprunter le petit ou le grand Talaa, les deux voies principales qui drainent les flux et reflux incessants d’armadas piétonnières : elles vous permettront de vous repérer aisément au moment où vous entreprendrez de ressortir de ce dédale… Longez les façades aveugles de ces demeures qui cachent des jardins enchanteurs. Si, intrigués, vous désirez découvrir la magnificence de ces intérieurs énigmatiques, rendez-vous à la Résidence de Lyautey, au Palais des Mérinides, au Palais Jamaï ou à toute autre adresse prestigieuse où vous pourrez souvent, en plus du plaisir de la découverte étourdissante pour le regard, vous rafraîchir et vous restaurer.
Evitez de vous agglutiner en troupeaux et de sillonner ce tourbillon de veines et d’artères en convois coagulés : plus que nulle part ailleurs, vous commettriez là un incontestable sacrilège. Partout, au moindre méandre de votre odyssée, vous entendrez hurler « Belek ! Belek ! » ; en clair : « Attention, dégagez, poussez-vous ! C’est moi qui passe ! » lancés par des escadres de muletiers sûrs de leur droit. Vous devrez chercher refuge sur la plus proche marche encombrée d’une échoppe ou sous un porche obscur pour laisser passer des caravanes de petits ânes patients, lancés au pas de charge, croulant sous d’invraisemblables fatras, peaux de moutons fumantes, bidons d’eau multicolores, cascades de fagots, avalanches de céramiques et autres poteries, de ce bleu « unique » qui a fait la réputation de Fès dans le monde entier et dont on vous dira que les maalems, ses maîtres-artisans, ont gardé le secret. En fait, si vous voulez paraître connaisseurs, faites remarquer modestement, comme l’indique la spécialiste Catherine Cambazard-Amahan, que « cette teinte bleue n'est plus aujourd'hui ce qu'elle était encore au XIXème siècle, c'est-à-dire douce et à reflet métallique, mais que les faïenciers de Fès ont utilisé par la suite un bleu de cobalt plus compact qui tranche cependant parfaitement avec les fonds blancs. »
Observez bien ces petits ânes, la variété de leurs fardeaux vous révèlera toute la richesse et la diversité fassies. Si vous savez les suivre, ils vous conduiront vers les plus insoupçonnées cavernes d’Ali Baba. Loin d’être cet inextricable fouillis apparent où vous vous égarez, la ville est parfaitement organisée en un réseau de quartiers, gardant l’empreinte des apports historiques successifs, ici les Andalous et là les Kairouanais, chacun avec son hammam, sa fontaine, son four à pain, sa mosquée. Chacun abrite une corporation artisanale, forgerons ou potiers, dinandiers ou tisserands, selliers, bronziers ou chaudronniers … Dans Chouara, le quartier des tanneurs, des gamins blagueurs vous glisseront sous le nez une branche de feuilles de menthe en sollicitant un peu vivement votre générosité : vous saurez bientôt pourquoi et les en remercierez ! Non loin des menuisiers, ne manquez pas le souk du henné, l’une des placettes les plus charmantes, où vous attendent un capharnaüm de parfums, des montagnes de plantes médicinales, un bric-à-brac de souvenirs inattendus et insolites, en bref : un fourbi sans nom dont on a du mal à s’échapper ! Surtout à l’heure où, entre chien et loup, sous le platane centenaire, tandis qu’à deux pas des fidèles recueillis psalmodient le Coran, un marchand vous offre avec le sourire de tremper avec lui quelques croûtons de pain dans un bol de harira brûlante.
Tout déferle et s’élance vers le cœur qui fait battre la médina toute entière, le sanctuaire où repose celui qui la fonda en 789, la zaouïa de Moulay Idriss, et tout près l’admirable mosquée Qaraouine, interdite aux non-musulmans. N’en soyez pas irrité : il faut bien épargner les lieux consacrés à la prière de la curiosité parfois insolente du badaud mécréant. Vous vous consolerez en allant admirer les non moins surprenantes écoles coraniques, comme la médersa El Attarine, ou la médersa Bou Inania, où vous aurez peut-être la chance comme nous de surprendre un cours de chant donné à de studieux adolescents par quelque maître musicien.
Au terme de votre expédition, laissez-vous guider là où se perpétue la mémoire éternelle de cette métropole sans pareille : à Fès, malgré cette impression de musée hors du temps, tout est vivant et vrai. Les monuments rencontrés au hasard de la promenade sont aussi fascinants que notre Cathédrale de Chartres ou que le Palais des Doges. A la différence qu’ici, les forces créatrices ayant édifié ces merveilles sont toujours bien présentes, enracinées, actives. Dans les ateliers des artisans, on continue de cuire dans les mêmes fours qu’il y a mille ans les tuiles vertes couvrant la Qaraouïne, on sculpte et cisèle le stuc avec dextérité, on assemble les zelliges en figures géométriques infinies… Ce sont tous ces humbles façonniers de Fès qui ont bâti récemment la fameuse mosquée Hassan II de Casablanca.
Certaines villes, à l’instar de certaines âmes, vous font chavirer le cœur. Vous les aimez longtemps et n’avez de cesse d’y revenir. Fès, comme Venise, appartient à ces cités qui séduisent. Si l’on vous demande pourquoi, vous répondez, en toute simplicité, comme le poète : « Parce que c’était elle, parce que c’était moi … » Tout voyage devrait être semblable à une histoire d’amour, avec son émerveillement, ses lents préliminaires, son désir de partage et de communion, son ivresse de tous les sens, ces bouquets de surprises qui nous enchantent au moindre de nos pas et nous ramènent, en douceur, aux joies désintéressées de l’enfance. Comme nous y invitait H.D. Thoreau, « Faites attention au temps, aux heures de l’univers et non à celles des trains. »
Lorsque Dieu entreprit de créer les chevaux, il s'adressa au vent du Sud: "Je vais créer de ta substance un être neuf en qui je placerai la puissance de mes élus, la honte de mes ennemis, le rempart de ceux qui m'obéissent. - Crée, Seigneur !, dit le vent" Alors, Dieu prit une poignée de vent et créa un cheval auquel il dit: "Je te nomme et te crée Arabe, aux crins de ton front j'attache le succès. Sur ton dos je mettrai la richesse des butins, en tes flancs j'ai posé des trésors. Je te fais roi de toutes bêtes de somme. Pour toi je remplirai d'amour le coeur de ton maïtre..." Ainsi parla Mahomet, Prophète de l'Islam.
Douz, le matin du 24 décembre. Au nord, le désert blanc du Chott-el-Djerid, le grand lac salé, où la magie de la lumière fait jaillir des mirages trompeurs. La croûte fragile des blancs cristaux engloutit un jour une caravane de mille chameaux. Au sud, un immense désert jaune, les premières vagues du Grand Erg Oriental, des dunes à perte de vue. Aperçue du ciel, avec ses bouquets de palmiers éparpillés comme autant d'oasis, la région ressemble à une peau de léopard.
Dans la cour de sa maison, bien protégée des redoutables vents de sable, Ali le petit Tunisien observe son père s'affairer avec des yeux émerveillés. Pourtant, ce n'est pas le Père Noël qu'il attend aujourd'hui, mais une toute autre fête. La vie lui réserve le plus fascinant des cadeaux, qui ferait rêver et pâlir d'envie tous les enfants du monde. Le Festival International du Sahara, la Fête des cavaliers nomades, revient chaque année dans cette bourgade perdue, aux portes du plus grand désert de la planète. Et ce n'est pas un sapin que l'on décore, mais le noble cheval familial. Brocart de soie brochée d'argent sur la croupe, guirlandes de laine bariolées à l'encolure, pompons multicolores sur le chanfrein, tissages chatoyants, oeuvres des femmes de la maisonnée, jetés pieusement sur la robuste selle de cuir.
Le cheval d'Ali cet après-midi va courir, et on verra bien, alors, qu'il est le fils du vent! Ces derniers jours, on a intensifié son entraînement. Le voilà fin prêt. La preuve? Après avoir galopé, il ne se couvre plus de sueur. Et surtout il y a l'instinct de son maître, l'expérience, l'atavisme. Des délégations sont arrivées d'Egypte, de Lybie, d'Algérie pour le défilé. Peut-être y aura-t-il aussi des Saoudiens, des Marocains? Les tribus voisines sont là au grand complet: Sabria, Grips de Faouar, Adharas de Zafrane, Aoulad Yaghoub... A Douz, on est Marzougui, et de père en fils champions de la voltige. Se pencher à droite puis à gauche, lancé à vive allure, et ramasser au passage, sans ralentir, un turban, un chèche, ou le foulard d'une belle, jeu d'enfant!
Tout le monde est surtout excité par la perspective de la fougueuse fantasia, la charge au sabre, ponctuée de salves. Charges individuelles, et non collectives comme à l'ouest du Maghreb: la tradition est ici de guérilla, permettant de décliner toute une gamme de prouesses équestres. La semelle des étriers est très large, pour mieux se tenir debout et ajuster le tir. La selle assure une excellente assise, pour garder les mains libres et combattre sans être déséquilibré. Les rênes sont très longues: on dirige surtout sa monture par de souples mouvements du corps.
Tous contemplent l'animal avec le plus profond respect. Il est le joyau le plus précieux, avec leur religion, d'une civilisation fabuleuse, la civilisation du désert. Ali, comme tous les habitants de Douz, appartient à la tribu maraboutique semi-nomade des Marazigues. Le village compte 20 000 âmes, mais chacun y est plus ou moins le cousin du voisin. Leur ancêtre commun est un marabout, un saint, Sidi Marzoug, et la tradition orale conte qu'ils arrivèrent ici au XIème siècle d'Arabie, avec l'invasion hilalienne. Le calife fatimide du Caire, Al-Mostancir, voulait se débarrasser de ces tribus de cavaliers nomades menaçantes : il les lança en représailles, ravageant tout sur leur passage, contre son vassal rebelle en Tunisie.
Dès les premières années de l'hégire, Mahomet, dans sa lutte contre La Mecque qui lui est hostile, entreprend des razzias contre des caravanes, n'hésitant pas à affronter des troupes bien supérieures en nombre. Il ne dispose encore que d'une petite cavalerie, mais la rapidité de ses chevaux et la maîtrise des cavaliers font la différence. Au point que la légende retiendra l'image d'anges à cheval qui auraient surgi du ciel pour porter secours au Prophète.
En fait, Mahomet a très vite perçu tout l'avantage que la jeune religion peut tirer d'une cavalerie hors pair, et il prend des mesures décisives pour la développer. Les cavaliers reçoivent trois fois plus de butin que les autres combattants. Il organise à Médine des courses de chevaux qui valorisent à la fois vitesse et endurance. Les vainqueurs sont gratifiés de primes considérables et, afin d'améliorer la race, on sélectionne les meilleurs étalons pour la reproduction. Dans des contrées où une indomptable énergie est nécessaire pour survivre, des critères d'une extrême exigence ont fait naître une race exceptionnelle. Enfin, il confère au cheval une aura sacrée, comme il avait sacralisé la guerre en proclamant le Djihad: "Le cheval élevé sincèrement dans la gloire de Dieu pour la guerre sainte préservera son maître du feu, au jour de la Résurrection." Cette clairvoyance permit, en moins d'un siècle, à l'Islam conquérant de parvenir, à une vitesse fulgurante, des sables d'Arabie aux vertes plaines de France.
Bergers, éleveurs de chèvres et de chameaux, Ali et les siens accomplissent toujours aujourd'hui la volonté du Prophète. Leur cheval, objet de tous les soins, fait vraiment partie de la famille. "Ne dis pas que c'est mon cheval, mais dis que c'est mon fils. Il est pur comme de l'or. Personne n'a jamais possédé son égal. Je compte sur lui comme sur mon coeur.", chantait un poète anonyme.
Elever cet animal dans les rudes conditions du désert a exigé une ténacité hors du commun. Ce que la nature refuse, la volonté de l'homme doit y pourvoir. Quand l'herbe se fait trop rare, le bédouin prélève, sur ses propres rations déjà maigres, quelques dattes, du lait de chamelle... Cette intimité étroite, ce partage d'une vie pénible, incertaine, et parfois dangereuse engendrent entre l'homme et l'animal un attachement extraordinaire. Si l'austère bédouin se prive de tout pour son cheval, il en attend tout. Peu à peu, il l'a forgé à sa ressemblance: sec, résistant, tenace. Celui-ci devait le conduire vite, loin, et sûrement. Savoir faire la guerre ou razzier, escorter les caravanes, chasser la gazelle ou le lièvre avec le fidèle sloughi.
De nos jours, la vie apparaît moins brutale qu'auparavant. Les chameaux promènent les touristes dans le désert ou finissent prosaïquement à la boucherie. Triste sort pour le légendaire vaisseau du désert! Bien sûr, en été, la chaleur sur les dunes demeure implacable: on pourrait y faire cuire un oeuf au soleil. Le froid hivernal sec fait geler l'eau dans un verre. Mais avec la culture des légumes sous serre entreprise en 1985, on peut même trouver des tomates et des pastèques sur le marché à Douz, au coeur de décembre. La chasse à la gazelle est interdite par la loi pour cause d'espèce en voie de disparition. Même si le petit Ali m'avoue qu'il y a la loi, et puis qu'il y a la tradition... Les razzias n'ont plus lieu d'être. Jadis, quand l'herbe manquait sur les aires traditionnelles de parcours, il fallait bien se résoudre au pillage de tribus voisines. Ou on remontait vers les pâturages du Nord.
"Avant, nous repartions toujours dans le désert au printemps jusqu'en octobre, pour la transhumance", se souvient le grand-père d'Ali, "Et puis est venue la grande sécheresse de 1936-37. Et une autre en 40-41, et encore en 47-48. Intenable. Nous avons perdu les trois-quarts du cheptel. Les Français tentaient de nous sédentariser, pour mieux nous contrôler. Ils ont creusé des puits artésiens, procuré des avantages à ceux qui acceptaient de travailler la terre dans l'oasis. Certains se sont engagés comme goumiers dans la Compagnie Saharienne, les Bataillons d'Afrique. Peu à peu, il a fallu se résoudre. D'autant qu'aujourd'hui, tous nos espoirs reposent sur la jeunesse," ajoute-t-il en désignant Ali. "Avec la scolarité obligatoire, comment nomadiser? On part encore avec la tente pendant les vacances d'été, pour respirer la liberté des grandes étendues. Mais ce n'est plus comme autrefois. Alors, c'étaient par fractions entières que la tribu pliait bagages. Les grandes familles croisaient ensemble les cordes de leurs tentes. Maintenant, les plus jeunes et les plus fortunés partent en 4x4, il y en a même qui emportent la télé!"
Mais la mémoire collective se souvient encore des charges héroïques des cavaliers marazigues contre les Italiens en Lybie, ou contre les Français du temps du Protectorat. Ces combats-là, cependant, on ne m'en parle que très évasivement. Courtoisie envers l'hôte que je suis... De tout ce passé glorieux, au-delà d'une fierté intacte, que reste-t-il? Le cheval, témoin d'une histoire millénaire et héritage somptueux de leurs ancêtres. Et pour toute cette famille, comme pour toute la tribu, plus rien d'autre ne compte, en ce 24 décembre.
Ils ont tout préparé. Des dizaines de kilos de couscous pour les invités. Chaque jour que dure le festival, plus de 50 000 visiteurs admireront la vaillance et l'adresse des Marazigues. Le matin auront lieu des joutes de poètes, venus de tout le Maghreb. Sur le champ de courses, on présentera toutes les traditions sous les vivas, dans la joyeuse pétarade acrobatique de la fantasia. Les meilleurs cavaliers seront primés et encensés, comme au temps du Prophète. Même si l'on court surtout pour le prestige, et non pour l'argent. Les anciens hocheront la tête avec satisfaction. Les filles regarderont avec admiration, en faisant mine de se cacher derrière leurs voiles et leurs bijoux.
Des valeurs des Marazigues, il en est une autre qui perdure heureusement, moins spectaculaire sans doute, mais tout aussi essentielle. J'arrivais de Paris, aux vitrines illuminées, regorgeant de victuailles, de présents et de gourmandises. Et nos mendiants partout. Dans les rues de Douz, au fin fond de la Tunisie, les gens n'ont pas l'air très riches. On se régale avec des dattes, du thé rouge très amer. Mais personne ne m'a demandé l'aumône. Alors, on comprend le sens du mot "tribu". Là-bas, chacun est le parent, l'ami, le frère de quelqu'un. Et ces mots simples, "parent, ami, frère", ont conservé un sens profond. Celui de la fraternité, de la générosité et de l'honneur.
Un café du village s'appelle "Le Petit Prince". Et l'on pense à Saint-Ex: "Les hommes n'ont plus le temps de rien connaître, dit le fennec. Ils achètent des choses toutes faites chez les marchands. Mais comme il n'existe point de marchands d'amis, les hommes n'ont plus d'amis."
Pour Ali et les siens, la solitude n'existe pas. Ils ont le silence et le vent, l'espace, l'horizon infini. Mais la solitude dans ce qu'elle a de désespérant, ils l'ignorent. Et c'est d'abord pour préserver la richesse invisible de ces liens que, cette année encore, les chevaux soulèveront au grand galop toute la poussière du désert, dans le claquement des fouets et des coups de fusils, accompagnés par les youyous envoûtants et rieurs des femmes.
"La détente avec la Chine, l’arrêt de l’aide soviétique et l’ouverture vers l’Occident ont permis récemment l’accès à des zones stratégiques frontalières jusqu’ici interdites aux visiteurs étrangers. Mais à Hanoi, impossible de trouver un guide qui connaisse ces provinces aux confins des Hauts-Plateaux du Nord-Ouest. Pas d’hôtels dignes de ce nom; pas de cartes, ou alors fausses; de très rares documents écrits, souvent dépassés et datant de l’époque coloniale. Des pistes en si piteux état qu’on se croirait parfois au lendemain d’un bombardement.
Nous sommes les premiers Français à atteindre Lung Cu depuis plus de 40 ans. Au " Pays des routes contraires", qui abrite une mosaïque de peuples d'une diversité unique au monde, nous avons retrouvé les tribus cachées. Partout, nous avons rencontré le même accueil débordant de chaleur d'hommes et de femmes en costumes traditionnels manifestant leur joyeuse hospitalité. Nous étions au cœur des montagnes du sourire."
Sur la table, devant nous, deux bols de sang. Rouge vif. A peine figé. Nos hôtes, dans leurs uniformes kaki de gardes-frontières, nous sourient joyeusement. Radieux, comme le jovial portrait de l’Oncle Ho riant dans sa barbiche, comme les héliogravures clinquantes de pin up asiatiques enjôleuses qui tapissent le mur branlant de la masure, sous le drapeau rouge avec l’étoile jaune, comme les dizaines d’yeux étonnés épiant le moindre de nos gestes par toutes les fentes des planches mal jointes. En somme, tout le monde semble ravi de notre arrivée, hormis les deux canards égorgés en notre honneur. Nous sommes les premiers Français à atteindre Lung Cu depuis plus de 40 ans, et chacun attend maintenant que nous dégustions en signe d’amitié ce mets de choix, cet appétissant breuvage écarlate où baigne une bouillie de tripes et d’os pilés. Comment faire la fine bouche face à une telle manifestation d'hospitalité?
Mon père me l’avait souvent dit: “Les Vietnamiens sont très accueillants. Pour nous, les anciens d’Indochine, cette partie de notre existence est la plus belle de notre vie.” J’avais du mal à l’admettre. J’imaginais toujours la souricière de Dien Bien Phu, les râles des mourants englués dans la boue des tranchées sous un déluge d’eau et de feu. Tant de souffrances et de haines accumulées, et pourtant une fascination qui demeurait intacte. De part et d’autre.
A l’extérieur de la baraque, tout le village s’est rassemblé. Nos visages, noirs de la poussière de la piste, effraient un peu. J’entends les femmes qui pouffent de rire devant ma dextérité très relative pour manier les baguettes. Les plus hardis parmi les enfants s’approchent pour caresser extasiés la longue barbe de mon compagnon de voyage, l’ethnologue Gérard Rovillé, ou nous tirer les poils des bras. Les systèmes pileux abondants ont toujours fasciné les Orientaux.
Voyage au bout de l’enfer
Lung Cu, c’est l’extrême pointe Nord du Vietnam. A deux pas de la Chine et à trois coups de fusil du Tropique du Cancer. Un soleil de plomb, au zénith, darde ses durs rayons sur les terres arides du plateau de Dong Van. Pas un souffle d’air. On est loin des délices de la baie d'Along, des douceurs du Mékong, loin du Vietnam des côtes, dont les images nous sont déjà redevenues familières après quelques années d'une ouverture encore timide.
Aller à Lung Cu, les Viet Kinh- l’ethnie majoritaire du pays avec 85% de la population- n'y songent même pas. Qu'iraient faire les gens des rizières dans cet univers? Pour eux, c’est un “voyage au bout de l’enfer”.
Les hauts plateaux du Nord-Ouest sont pourtant un miracle ethnologique. Ces quelques milliers de kilomètres carrés abritent sans doute la mosaïque de civilisations la plus dense du monde. Une Babel des sommets. Trente ethnies différentes ont semé leurs coutumes dans ces hautes terres, elles appartiennent à cinq groupes linguistiques, utilisent deux cents dialectes différents!
Si, au long des vallées, on pratique la riziculture irriguée dans les champs aménagés en terrasses, la montagne est le domaine de la culture sur brûlis et du maïs. Même au cœur du plateau de Dong Van, extraordinaire chaos de roches calcaires, aucun espace de terre cultivable n’est laissé à l’abandon. De nos jours, la surpopulation des basses terres incite de plus en plus de Viêt à gagner les hauteurs, à y défricher de vastes espaces. Les pentes se couvrent de plantations de thé, de mûriers pour nourrir les vers à soie. La politique gouvernementale navigue entre la préservation des traditions culturelles et les efforts de développement, entre une tentative de sauvegarde des identités particulières et une volonté d’intégration, facteur d’unité nationale. Difficile équilibre. On ne saurait inclure la divination propre au chaman dans une formation d’infirmier! Et à tous les niveaux de la scolarisation se pose le problème évident de la langue.
Prononcé dans la vallée, le nom de Moï, qui signifie montagnard, a toujours comporté une forte nuance péjorative et s'accompagne de la description décourageante de terres ingrates, dépourvues de routes, de villages perdus infestés par le paludisme, de maisons aux toits sans tuiles encore couverts de végétaux. Ce n'est pas pour rien que les Viet Kinh appellent cette région "le Pays des routes contraires".
Sitôt qu'on s'aventure dans la montagne, il faut se rendre à l'évidence: toutes ces descriptions sont vraies. Et pourtant! La rudesse des lieux ne pèse guère quand on remonte le cours supérieur de la Rivière Noire. Elle traverse un monde d'estampes tourmentées, aux personnages minuscules débordant de grâce dans leurs tâches infimes. Frêles embarcations des chercheurs d'or, pêcheurs dans les rapides arc-boutés sur leurs perches en bambou, colporteurs empruntant des bacs ou de fragiles ponts suspendus pour traverser les flots... C'est dans ce décor sauvage qu’en 1954, soutenus alors par la Chine de Mao, les maquisards du Viet Minh s’embusquèrent pour prendre le corps expéditionnaire français à son propre piège. C’est par les mille sentiers cachés de ces montagnes austères qu’en 1979 les forces chinoises déferlèrent. Pour “donner une leçon” à leurs “camarades” vietnamiens. Lesquels étaient eux-mêmes occupés à régler leur compte à leurs “camarades” khmers.
“Gens de plaine, les Viet ont toujours eu des rapports ambigus avec la montagne ”, m’explique Gérard Rovillé, entre deux moments de contemplation sereine. “Lieu des origines mythiques, elle est aussi le domaine de la forêt, donc de la barbarie, de la nature non encore domptée, du tigre, des fièvres. Par opposition à la plaine, travaillée, humanisée par ses vastes étendues de rizières irriguées. Mais les montagnes, les reliefs calcaires aux grottes innombrables furent aussi les lieux de tous les refuges, de toutes les résistances. Contre les Chinois pendant des siècles. Contre les Occidentaux pendant quelques décennies. ”
Un paradis pour ethnologues
Le relief a déterminé et souvent favorisé la cohabitation des groupes. Ici, ce sont les courbes de niveau qui délimitent les espaces. De sorte que, pour passer d’une crête ou d’une vallée à l’autre, chacun est obligé de traverser le territoire des ethnies voisines. Échanges et liens de solidarité s’en trouvent renforcés.
Une légende yao dit qu’il y a bien longtemps, deux rois se firent la guerre. L’un d’eux promit sa fille et la moitié de son empire à quiconque lui apporterait la tête de son ennemi. Hélas, ce fut un chien qui y parvint. Donner sa fille en mariage à un chien, passe encore. Mais la moitié de son empire, diable! Le roi tint alors grand conseil. Un ministre astucieux lui suggéra la solution: “Pourquoi Sa Majesté partagerait-elle son royaume dans le sens de la longueur ou de la largeur? Pourquoi pas dans le sens de la hauteur? ” C’est ainsi que le roi garda pour lui toutes les plaines fertiles et les riches vallées, n’offrant à son gendre le chien que les terres pentues et les collines boisées.
La mosaïque des hauts-plateaux a de quoi enchanter l'ethnologue, lorsqu'il distingue les Dao et les Nung, les Ha Nhi et les Lolo, les Cong et les Muong, les Giay et les Si La. Encore ne doit-il pas confondre les Tay avec les Thai, les Thaï noirs avec les Thaïs blancs, les Dao à tunique avec les Dao à pantalon serré, les Hmong rouges avec les Hmong bariolés, et les Hmong Blancs avec une célèbre marque de stylos. Un foisonnement de costumes, un kaléidoscope de couleurs! Un casse-tête pour le néophyte, mais un éblouissement pour le regard qui les découvre.
Le spécialiste s’y retrouve à peu près en répartissant cette incroyable diversité en cinq grandes familles linguistiques: les Austro-asiatiques, les Malayo-polynésiens, les Miao-Yao, les Kadaï et lesTibéto-Birmans. Le profane en langues orientales se retrouve vite plongé dans un abîme de perplexité. Avec dans la poche mon petit lexique, “Le vietnamien en dix-huit leçons: c’est facile comme ABC”, j’ai déjà connu pas mal de mésaventures. Une même syllabe peut être prononcé sur six tons, et donc avoir six sens différents. Gare aux malentendus!
Mais au "Pays des routes contraires", le meilleur moyen pour s'y retrouver est encore de suivre les conseils d'un poète. “L’habillement d’un peuple en dit beaucoup plus long sur lui que sa poésie. L’habillement est une conception de soi que l’on porte sur soi”, affirmait Henri Michaux dans Un barbare en Asie. Chaque ethnie s'affirme en orange électriques, bleus cinglants, rouges francs. Débauche de couleurs, secrets de tissage, traditions de broderies, architectures de coiffes se transmettent patiemment entre ces femmes qui consacrent parfois plusieurs années à réaliser un costume. Les plus belles parures seront portées les jours de fête et de marché, où l’on vient aussi pour se faire admirer ou trouver un galant.
Des marchés aux couleurs éblouissantes
Au col perdu de Dong Van, à quelques heures de cahots avant d’atteindre Lung Cu, nous avons découvert le plus fascinant de ces lieux de rencontre: un marché d'altitude posé sur un alpage, au cœur d'une forêt de pierres. Tout au long de la piste, gravissant la côte aux lacets de plus en plus serrés ou coupant par des raccourcis, des milliers de silhouettes bariolées convergent vers le col, à peine estompées par la brume de chaleur matinale.
Là-haut les Hmong, chargés de lourdes hottes, vont et viennent entre les étalages, composant une éblouissante palette, ondulant telle une marée de lumineuses couleurs. Des collines avoisinantes, où paissent les chevaux, on perçoit un filet de rumeur qui s’élève du marché. Mais au cœur de la foule, il règne un étrange silence. Ici, personne ne crie pour vanter sa marchandise. Le manioc, les cochons, une quincaillerie légère de peignes et de miroirs, les tee-shirts chinois ou les vêtements hmong traditionnels, tout se négocie et s’échange par simples signes de tête ou gestes de la main. Des groupes d’hommes, assis en demi-cercle, boivent force bols de choum, l’alcool local de riz et de manioc, en dégustant brochettes de chien grillé et bols de tripes fumants.
Puis, en redescendant, nous avons croisé d'autres très beaux marchés, plus faciles d’accès et plus connus. Celui, dominical, de Phong To, ravit depuis quelques mois les premiers touristes. Comme le foirail de Sapa, que nous découvrons noyé dans la brume, où quelques routards quêtent un nouvel Eden. La proximité d’une ligne de chemin de fer facilite l’accès à cette ancienne station climatique française qui ressemble déjà à tout ce qu’il y a de pire à Goa ou à Katmandou. Ces touristes en mal d’authenticité marchandent à un groupe de Hmong noirs leurs chemises brodées pour une somme dérisoire, quelques milliers de dongs, un dollar tout au plus. Une jeune paysanne s’approche de moi et propose de m’échanger ses boucles d’oreilles contre mon chapeau camarguais. “Très zoli! Pas cher!” , me dit-elle en français!
Au passage des villages, l’interprète nous traduit quelques enseignes criardes, peintes pour appâter le chaland à la porte des échoppes. “Oeufs de cent jours ”! N’hésitez pas à y goûter, ça a l’apparence d’un très classique oeuf dur. Mais en brisant la coquille, vous découvrirez le bec et le duvet naissant du poussin, noyé dans le blanc d’œuf! Il paraît que c’est excellent pour la santé. Mais quand on n’est pas prévenu, ça laisse un souvenir mitigé...“ Ici, on vous fait les dents jaunes, noires, argentées, et même blanches” . Les dents jaunes sont en or, et les dents noires laquées. Des dents blanches, après tout, pourquoi pas? Mais des dents normales sont considérées comme plus convenables pour les animaux, qui appartiennent à la nature. L’être humain, étant le produit d’une culture, doit afficher sa différence, montrer qu’il est civilisé. Une femme est tellement plus séduisante avec des dents bien noires... C’est du moins l’avis des hommes de ce côté-ci de la planète. Cette conception de la beauté, vivace dans tout le Vietnam il y a cinquante ans, a encore cours chez les Hmong et les Lao, aujourd'hui, et une jeune fille de dix ans n'a rien de plus pressé que de pouvoir exhiber un magnifique sourire noir d'ébène.
Une immense joie de vivre
Quelle que soit la couleur de leurs dents, les Vietnamiens ne sont pas avares de leurs sourires. Ce qui surprend le plus, partout, c’est la cordialité, la gentillesse de l’accueil. Et ce sourire omniprésent, convaincant, malgré une timidité bien compréhensible en présence d’étrangers. Cette immense joie de vivre qui jaillit telle une source claire. J’avais atterri à Hanoi la tête bourrée d’idées fausses. Je m’attendais à trouver une misère sans nom, des gens tristes, abattus, un peuple traumatisé. Le Vietnam a reçu en dix ans plus de bombes que tous les théâtres d’opérations de la Seconde Guerre Mondiale, et tenu le devant de l’actualité internationale avec des images dramatiques, insoutenables. Des terres et des forêts détruites par les défoliants. Des enfants brûlés par le napalm. Des villages rasés, exterminés. Et puis la tragédie des boat people. Mais de rancœur, nulle part je n’ai trouvée. Ni le moindre signe de découragement.
Certes la vie n’est pas facile. On croise bien des guenilles, et des mendiants. Et beaucoup reste encore à bâtir. Mais on a l’impression d’un pays qui s’éveille au printemps, d’une nation toute entière qui reverdit. 40% de la population a moins de quinze ans. Un tel déséquilibre dans la pyramide des âges constitue certainement un handicap. Cela peut aussi être une chance. Tous ces regards jeunes et pleins d’enthousiasme que partout j’ai croisés. Ces rizières si fécondes. Et puis ces quelques anciens, survivants des combats, la peau ridée et les dents rares, un béret basque vissé sur le crâne, qui fouillaient dans leur mémoire pour y retrouver trois mots de français maladroits: “Bonzour, Merci, Silava? ” Avant d’ajouter, avec un grand sourire de fierté: “A Dien Bien Phu, Viets gagner! ” Mais avec l’air, simplement, de vouloir vous demander: “Maintenant, nous sommes indépendants. Sans rancune, OK? ”
Près du champ de bataille de Dien Bien Phu, à l’ombre de la casemate reconstituée qui servait de P.C. au général de Castries, les trois soldats de garde paressent consciencieusement. Plus loin, quelques vieux chars français n’en finissent pas de rouiller. Gros monstres endormis, dont les canons ont été reconvertis en cordes à linge par les jeunes conscrits campant à proximité. Dans les chefs-lieux de district alentour, la population est encore réveillée, chaque matin dès 5h30, au rythme martial de musiques militaires. Puis les haut-parleurs déversent en crachotant leur ration de propagande quotidienne, dans une indifférence apparemment générale, où chacun vaque à ses affaires.
XZ - 1994
La fête du dieu de la guerre - SRI LANKA
"Haro Hara ! Haro Hara ! Seigneur, prends tout !" Le cri déferle, tel un furieux alléluia, porté par des milliers de voix. Prêtres graves drapés de blanc, roulements sans fin des tambours qui grondent dans la nuit de la forêt, danseurs bondissant à la lueur brûlante des torches, tordus sous le fouet d’une transe frénétique : le modeste village de Kataragama, au Sud-Est du Sri Lanka, accueille comme chaque année le plus saisissant des festivals ceylanais.
Saisissant par les spectaculaires actes de pénitence qui s’y accomplissent, mais surtout parce qu’en un lieu unique, vénéré de tous depuis les temps préhistoriques, il rassemble dans la prière Hindous, Musulmans, Bouddhistes, Chrétiens, et même les derniers Veddas animistes.
Durant les deux semaines précédant la pleine lune d’Esala, en juillet, on honore ici Skanda, le Dieu de la Guerre, vainqueur des Anti-Dieux. Chaque nuit, escorté par deux douzaines d’éléphants caparaçonnés de soie et d’or, accompagné par l’immense clameur d’une foule hurlant au passage sa joie et sa terreur, le dieu très respecté quitte " dans le plus grand secret " sa demeure sacrée. Il s’en va rejoindre le temple de sa bien-aimée, la sensuelle Valli, loin des regards jaloux de la fidèle Devasena, son épouse légitime.
Un culte à mystères
Les marins grecs, qui croisèrent au large de ces côtes voici quelque 2 400 ans, nommèrent cette partie de l’Océan Indien la Mer de Dionysos. Dans les étranges rituels célébrés en cette jungle lointaine, sans doute reconnurent-ils une parenté avec l’adoration qu’ils vouaient eux-mêmes au dieu de l’extase et des énergies vitales. En sanskrit, Skanda ne signifie-t-il pas "Jet de Sperme" ? Le culte des deux divinités apparaît étroitement associé au ravissement et à la danse, aux fruits, au sang et à la semence, symboles de vie créatrice et féconde.
Il semble bien que l’on assiste ici, à l’ère du numérique et du virtuel, à la survivance d’une des plus archaïques traditions religieuses de l’humanité : le mystère initiatique. La représentation d’un drame théâtra1 sur fond d’effervescence rituelle transmet la puissance d’un mythe, témoigne de la Présence divine, lui rend grâce pour obtenir protection et bienfaits. La tradition véhiculée par une caste fermée de prêtres, les kapurala, seuls initiés au secret de rites millénaires, renforce la vigueur du message aux yeux de la masse des fidèles. Les prêtres de Skanda officient bâillonnés, signifiant leur devoir de silence.
Les Bouddhistes voient en lui un grand roi qui aurait accueilli le Bouddha lors de sa seconde venue à Ceylan. Quant à l’Islam local, il reconnaît en Skanda Alexandre le Grand lui-même (Zul-Qarnain ou Iskandar), qui serait venu ici en compagnie de son ami et conseiller al-Khizr, maître de Moïse et fidèle serviteur d’Allah (1). Tous deux y auraient découvert la Fontaine de Vie, source d’éternelle jeunesse. Près de celle-ci seraient bâties la Mosquée de Kataragama et la résidence d’al-Khizr, à 300 mètres du temple de Skanda. Les Chrétiens viennent comme tout le monde, parce qu’apparemment Skanda est efficace.
Jésus, Bouddha et compagnie
Ce syncrétisme extrême se reflète dans les éventaires des innombrables échoppes d’objets pieux : les statuettes pudiques de la Vierge Marie aux mains jointes y voisinent avec de pulpeuses Radha aux généreux seins nus, enlaçant voluptueusement de bleus Krishna languissants, des petits Jésus poupons tiennent compagnie à de fiers Alexandre le Grand, Saint Antoine de Padoue converse amicalement avec le Bouddha assis sur un lotus, et bien sûr, entre le dieu-singe Hanuman et une collection franchement kitsch de Vénus de Milo rose bonbon, le dieu Skanda, avec ses six têtes, juché sur un paon, emporte la palme des meilleures ventes.
Relégué à distance respectueuse de l’enceinte sacrée, l’aspect commercial de la fête s’arrête là. Il n’existe pas de réelle exploitation touristique. Quant aux quelques tentatives de récupération politicienne, elles suscitent au mieux l’indifférence.
Une foi profonde
Par dizaines de milliers, les fidèles affluent chaque jour du festival de tous les coins du pays. Pour quelques centaines d’entre eux, ils seront venus à pied et de très loin. Poursuivant le pèlerinage traditionnel de la Pada Yatra, ils ont traversé l’île depuis l’extrême pointe Nord, partant du temple de Mullaitivu. Pèlerins de tous âges, de toutes conditions et confessions mêlées, ils ont tout abandonné pour cette marche sainte de quarante-cinq jours. Dans un dénuement total, ils ont mendié leur nourriture, couché à l’abri d’un bosquet, se sont baignés dans les rivières de rencontre, recueillis en chaque lieu sacré au long du très long chemin. Tous portent un espoir en leur cœur, un vœu qu’ils invitent Lord Skanda, par leurs offrandes et leurs mortifications, à exaucer.
Tout le jour, la torpeur d’une insupportable chaleur tropicale pèse sur Kataragama. La vie s’écoule au ralenti, les mouvements se réduisent à l’essentiel. On s’abrite comme on peut à l’ombre d’un flamboyant écarlate ou d’un manguier ; on cherche un refuge précaire dans l’eau de la Menik Ganga, la rivière qui traverse les lieux, où les enfants, infatigables, courent en s’éclaboussant entre les pattes d’éléphants placides ; on partage des biscuits, des boulettes de riz cuit dans du lait de coco, ou quelques curry de légumes dégustés à même le sol sur une feuille de bananier.
Quand les ténèbres peu à peu estompent toute forme, alors des ombres lentes, chargées de lourdes corbeilles de fruits, de fleurs, de guirlandes multicolores, s’avancent en longues processions silencieuses, attendant de pouvoir pénétrer dans la douce moiteur du temple, où scintillent, tremblotantes, des myriades de flammèches fragiles. Infailliblement, il faut d’abord rendre hommage à Ganesh, frère aîné de Skanda, nommé aussi le "Destructeur des Obstacles", qui préside à toutes les entreprises difficiles. On le représente comme un homme à tête d’éléphant : il symbolise l’unité du " petit être ", le microcosme, c’est-à-dire l’homme, et du " Grand Etre ", le macrocosme, c’est-à-dire l’éléphant. Chaque soir, les éléphants eux-mêmes sont conduits par leurs cornacs pour s’agenouiller avec déférence devant les temples de Bouddha, Ganesh et Skanda, puis recevoir la bénédiction des kapurala. Soudain, un assourdissant tourbillon de cloches, lancées à toute volée, s’abat sur l’assistance qui s’incline jusqu’à terre.
Tous les désirs du monde
Les dévots ont mille raisons de s’être rendus là : de la plus sordide misère aux rêves les plus extrava-gants. Souvent, on apporte des offrandes pour un vœu déjà exaucé. Car Skanda est un dieu de contrat, avec lequel on marchande. L’offrande est le fruit d’un échange, quand le désir a été satisfait. Sans quoi, on se mortifiera pour l’émouvoir.
Le musulman Abdul F., chauffeur de taxi à Colombo, est arrivé de la capitale avec sa femme et sa mère. Ils remercient le dieu d’avoir enfin donné une progéniture à leur couple longtemps infécond. L’hindou Arasaratnam est parti de Jaffna, en pays tamoul. A cinquante-quatre ans, il revient chaque année malgré la peine qu’il éprouve à se déplacer, pour demander que lui soit rendue forme humaine. Son ventre, suite à une malheureuse opération de l’estomac, lui pend entre les cuisses tel un énorme phallus monstrueux, une courge immonde quasiment insoutenable à regarder. Monsieur Shanabalasingham est devenu officiant du temple de Ganapati, sous le nom de Sri Skanda Raja. Solide gaillard de quarante ans, il dirigeait autrefois un hôtel important de la côte est, à Batticaloa. Avec treize employés sous ses ordres, il possédait quatre voitures, se souvient-il non sans fierté. La guerre civile entre Tamouls et Cinghalais l’a ruiné. Il a perdu beaucoup de ses proches dans les combats. Aussi, la nuit de la prochaine pleine lune d’Esala, il a fait vœu de s’enfoncer dans la chair cent huit épingles, nombre sacré, en auto-sacrifice : il espère ainsi faire pression sur les dieux, pour qu’ils favorisent la restauration de la paix, au Sri Lanka comme partout dans le monde. Dans sa voix calme, une ferme détermination voile malaisément une sourde tristesse.
D’incroyables pénitences
Etonnante, cette paix entre tous dans le havre de Kataragama, sur une île où continue de sévir une cruelle guerre fratricide. Il y règne une atmosphère étrange, comme une force invisible qui dominerait et entraînerait tous les cœurs. On peut penser qu’un tel étalage de " sado-masochisme " institutionnalisé fait office de catharsis, libérant chacun de ses pulsions les plus violentes. Nous n’avons pas observé, au cours de ces quinze journées, le moindre geste ou signe d’agressivité. Chacun tolère l’autre, et les actes des pénitents, malgré leur cruauté, se déroulent dans la dévotion, sans provoquer de curiosité malsaine. Hormis les inévitables pickpockets, jamais en repos lors de tels rassemblements, le comportement hospitalier et la bonne humeur ceylanaise vous donnent une réelle sensation de sécurité.
Pourtant, autour des temples, on assiste à des scènes troublantes. Des fanatiques hallucinés se roulent dans la poussière, des femmes en transe courent exaltées, emportant à bout de bras des coupes d’argile remplies de flammes, d’autres s’effondrent, soudain inertes. Des yogi se sus-pendent pendant des heures à des potences, s’y balancent lentement, tenus par des crochets enfoncés dans les cuisses et le dos, sans que n’apparaisse la moindre goutte de sang...
Si, à la nuit tombée, le vieux moine bouddhiste Dhammawan Sahimy se rend à la mosquée pour y retrouver ses amis les fakirs de l’ordre mystique des Refa’i, qui lui introduisent des lames aux pointes acérées dans les joues, les bras, le cou, c’est paradoxalement d’abord pour rire un peu avec eux et affirmer son détachement des choses matérielles. Où situer la limite entre possible et impossible ? Au rythme fou des tambourins, les Bawas, réunis sous l’autorité de Sa Sainteté Janab Adam Bawa Kaleefa, scandent en chantant les quatre-vingt-dix-neuf noms d’Allah, dansent à perdre haleine, les pieds nus dans le sable. Après quoi, sans une plainte, ils s’enfoncent des couteaux dans la tête entre crâne et cuir chevelu, se traversent les paupières avec des aiguilles de vingt centimètres de long, se lacèrent le ventre du tranchant de leurs poignards, se font crucifier au sol… Là encore, les accidents sont rarissimes et les plaies restent vierges de sang. Dans le cas contraire, le Bawa stoppe promptement l’hémorragie par simple imposition des mains. Le calme exceptionnel de l’assistance n’en est pas moins surprenant. Le Bawa éprouve sa résistance à la souffrance par l’exaltation de sa force spirituelle. Emane alors de ces sages une dignité souveraine.
Un peu plus loin, le matin suivant, à l’abri du temple de Kali, la "Puissance-du-Temps", déesse inquiétante qui porte autour du cou un collier de têtes de mort sanguinolentes, reçoit ses sectateurs. Stephen, un ex-catholique devenu le magicien-guérisseur Swami Kaledasan, se recueille, en méditation profonde. Il laisse se consumer sur sa langue tendue, devenue un autel, des plaquettes de camphre enflammées qu’il offre à la divinité. "Le Feu ne le brûle pas, le Vent ne le dessèche pas", m’affirmera-t-il, citant la Bhagavad Gita, le livre sacré des Hindous. Autour de lui, l’ambiance chauffée à blanc frise le délire absolu. Une douzaine d’ascètes vêtus de rouge, le torse trempé de sueur, se brisent des noix de coco sur le crâne en hurlant "Haro ! Hara !", se renversent sur le sol secoués de tremblements spasmodiques, les yeux exorbités, se perforent la langue avec des tridents métalliques, avant de traverser en dansant de longs tapis de braises incandescentes. Pas de trace de brûlure. Aucun scientifique n’est encore parvenu à éclaircir ce mystère. Ici, on évoque encore en riant la mésaventure de ce brave officier de police goguenard qui, l’an dernier, osa prétendre que la marche sur le feu était à la portée du premier venu. Il ôta ses chaussures de cuir bien cirées, entreprit la traversée... et passa les trois mois suivants à l’hôpital.
La séparation des eaux
Quand vient le soir de la pleine lune, la foule rassemblée est innombrable. On peut à peine se déplacer, il vaut mieux se laisser porter par le flot, au hasard. Les perahera se succèdent, et Skanda rendra cette nuit-là pas moins de trois visites à Valli. Au lever du jour, les amants se rencontreront une dernière fois. Après quoi, il leur faudra patienter jusqu’à l’année prochaine.
Il incombe cependant à Skanda, avant de pouvoir regagner sa demeure, un devoir royal à accomplir : la cérémonie du partage des eaux. Tous l’attendent dans la fièvre. Une cabane sommaire, ornée de l’effigie du dieu entouré de ses compagnes, est dressée dans l’obscurité sur un banc de sable de la rivière. Quand l’aube point, on y conduit en grande pompe le Seigneur de la Guerre, toujours soigneusement masqué, suivi de la cohorte immense de ses adorateurs. Alors tous prieront, s’éclaboussant joyeusement pour que les pluies soient abondantes et fertilisent la terre. Comme tout seigneur répar-tissait autrefois les eaux entre ses sujets pour assurer l’irrigation des champs, Skanda veillera à ce que le partage soit équitable.
Résolu à en tirer la meilleure des photos, j’ai cru bon de prendre position en amont de la procession. Fâcheuse idée ! Tout le cortège dévale la pente tel une vague fracassante, un véritable raz-de-marée humain. L’épaisseur des taillis qui cernent la Menik Ganga en cet endroit interdit toute échappée. Une seule solution, courir moi aussi dans le lit de la rivière, et vite. Commence alors une poursuite infernale et burlesque : devant, le reporter aux abois, talonné de près par trois ou quatre éléphants barrissant furieu-sement ; juste derrière, la tribu au grand complet des kapurala, galopant avec leurs torches enflammées, porteurs du dieu Skanda dissimulé dans une niche de roseaux ; enfin, difficilement contenue par trois cordons d’agents de police, la meute immense des pèlerins aboyant ses "Haro ! Hara !’’ comme pour un hallali.
Ne pas se retourner, surtout ne pas tomber ! Je trouve un refuge miraculeux sur un énorme tronc jeté au beau milieu de la rivière, et toute la troupe poursuit allègrement sa course éperdue en m’ignorant avec superbe. Non loin de là, la hutte de branchages accueille le Seigneur de la Guerre et ses prêtres pour une dernière prière, dans un dernier roulement de tambours. La foule apaisée un instant s’impatiente. Les prêtres réapparaissent, s’inclinent : c’est le signal de la ruée finale. Les cordons de police sont rompus sous la poussée des fidèles enthousiastes qui se précipitent pour tenter d’arracher un bout de branche à la pauvre cabane assiégée. Il n’y en aura pas pour tout le monde et la bagarre est épique. Tous s’éclaboussent en riant comme des enfants. Chacun remplit précieusement sa petite bouteille qu’il rapportera à la maison.
Dans l’eau jusqu’à la taille, des groupes de dévots médusés entourent les ascètes transfigurés : possédés par Skanda, ceux-ci les invectivent de prophéties définitives. L’un d’eux fond sur moi avec une expression diabolique : "English ? Christian ?", m’interpelle-t-il hagard, les yeux révulsés. "No, no, Hindu !" Quelle folie m’a pris, moi le Mangeur de Vache ? Je vais recevoir la bénédiction de Skanda ! M’empoignant d’une main ferme par les cheveux, il invoque les cieux avec son autre bras tendu, récitant tout un arsenal de mantras et m’entraîne dans le courant. Avec une force irrésistible, il me plonge la tête sous l’eau par trois fois. J’implore grâce pour mon appareil et regagne en titubant la rive, trempé jusqu’aux os, toussant et crachant cette décoction infecte où surnagent les bouses des éléphants. Un vieillard me rassure : cette eau est pure, puisqu’elle est sacrée...
Plus haut, j’aperçois encore une procession vociférant. C’est un voleur que la foule en colère conduit au poste de police. Pendant que chacun combattait studieusement pour s’emparer des branchages, le larron récupérait tout ce qu’il pouvait dans la confusion de la mêlée. Le chef de poste redistribue rapidement le butin aux pèlerins délestés. A qui la montre ? A qui les sandales ? Les propriétaires reconnaissant leur bien lèvent sagement la main. Tout simplement. Comme à l’école ! Il faut que la justice s’exerce sans délai, car chacun maintenant s’en retourne chez lui.
Les marchands de jouets remballent les ballons multicolores à moitié dégonflés, les pistolets-mitrailleurs A-47 en caoutchouc made in Thaïland, et leurs amoncellements de sucreries très sucrées. Les marchands de fruits crient encore à la cantonade pour essayer de liquider les dernières corbeilles, tandis que pétaradent les bus impatients, klaxonnant à tue-tête pour rassembler au plus vite leurs passagers retardataires. Quelques mendiants difformes espèrent jusqu’au dernier instant une ultime aumône. Dans la cour de la mosquée, dans les temples hindous, autour de la blanche dagoba des Bouddhistes, les officiants pourchassent avec ardeur, à grands coups de balai, les quelques saletés oubliées.
Dans la lumière mourante du jour qui fuit, le seigneur Skanda veille paisiblement, entre la belle Valli et la fidèle Devasena, sur le calme retrouvé de sa forêt, de sa rivière. Des milliers de poissons s’en vont aussi, le ventre en l’air, tristes victimes expiatoires d’une indigeste orgie de lessive et de savonnettes.
P.-S.
(1) Les chronologies acceptées par les religions ne sont pas toujours celles retenues par les historiens...
Copyright Xavier Zimbardo - tous droits de reproduction et de diffusion réservés à l’auteur.
Article publié la première fois en août 2004 dans la revue des ressources
Toute l’Inde semble, ce matin, s’être donnée rendez-vous dans le minuscule village de Barsana, tout près de Mathura, à quelque deux cents kilomètres au sud-est de Delhi. D’interminables caravanes de véhicules sans âge déversent un peu partout de joyeuses troupes de paysans, armées de porte-voix et hurlant à pleins poumons : “ Radha ! Radha ! Hare Krishna ! ”. Impossible de s’y retrouver dans ce tourbillon de ruelles blanchies à la chaux, accrochées aux quatre collines qui dominent le bourg : il faut renoncer à toute progression indépendante, et se laisser porter vers les sommets par la foule rayonnante, comme aimantée par la silhouette lointaine des temples, tout là-haut, à fleur de nuages.
Un arc de triomphe en bambou accueille les visiteurs. Un sens giratoire a été établi et chacun suit pieusement la Rangili Gali, la voie sacrée, un tour de 5 kilomètres à parcourir pieds nus. Les terrasses des maisons sont déjà noires de monde, et des cascades de poudres multicolores sont déversées avec bonne humeur sur la procession qui piétine allègrement. Personne ne proteste, personne ne s’impatiente. Chants et rires sont de mise pour honorer Celui qui ne créa l’univers que pour y verser sa joie et se réjouir de la beauté du monde. Il en est ainsi depuis toujours, en cette saison, depuis que le dieu Krishna rencontra ici une bergère, et qu’ils devinrent les plus tendres des amants.
Cela tient autant de la kermesse que du Mystère. Des couples d’enfants, somptueusement parés, figurent les divins amoureux. Les dévots leur offrent bonbons et roupies, les adorables bambins, dotées de gigantesques seringues, gratifient en retour les donateurs de généreuses giclées pourpres ou indigo à travers la figure. Les pèlerins souillés, trempés, dégoulinants, débordent d’allégresse et de reconnaissance devant tant de largesse. Le réel se colore de magie, l’enthousiasme et l’excitation gagnent tout un chacun. L’air est chaud, et les cœurs légers.
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Car cette région de Mathura, sans charme ni monuments particuliers pour attirer la curiosité des touristes, est mille fois bénie aux yeux des Indiens : la cité elle-même est décrite par les Upanishads comme la résidence de la Sagesse et du Savoir. Elle est surtout le Krishna Janam Bhoomi, le lieu de naissance de Krishna, huitième incarnation de Vishnou, celle du bonheur divin qui efface la douleur. N’y cherchez pas une grotte sacrée de la Nativité. Sur le site du temple détruit autrefois par les Moghols s’élève aujourd’hui une mosquée. Mais il ne fait aucun doute, pour les millions de pélerins, que la divine incarnation de l’Amour a grandi dans la région alentour, le Braj Bhoomi (“ pays où on garde les vaches ”), séduisant par sa musique et ses facéties toutes les belles qui l’entrevoyaient.
Holi, jadis consacré au dieu de l’érotisme Kama, célèbre de nos jours les aventures du divin polisson Krishna avec la charmante Radha, sa maîtresse préférée, la Lumière Blanche, fécondée par Krishna le Sombre. Comme ce grand joueur de flûte avait une joyeuse santé , il eut aussi quelque 16 108 autres radieuses compagnes parmi les amies de Radha. Les gopis, ou bergères, amantes qui entourent l’amant dans une ronde infinie, symbolisent les âmes humaines à la recherche de Dieu, assoiffées de sa présence et de sa chaleur. Elles évoquent la tension du désir, et sans doute davantage... Quant à la lumière noire et à la lumière blanche qui s’étreignent, comme la nuit et le jour, elles représentent les deux faces de l’Unique, se manifestant sous deux formes différenciées pour pouvoir jouir des plaisirs de l’amour que sa solitude lui interdit.
Ce qui chaque année se rejoue ainsi dans tout le sous-continent, depuis des millénaires, avec la fin de l’hiver et le retour du printemps, c’est tout le cycle de la vie et de la mort. Ou plutôt, de la naissance et de la mort. Car en Inde, le contraire de la mort, ce n’est pas la vie, mais la naissance. Si tant est que l’on puisse oser parler de contraires en ce pays allergique à notre rationalité occidentale. Ainsi, la nuit ne saurait être le contraire du jour. Elle est simplement un autre visage du monde, offert ou non à la caresse du soleil.
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Aussi, la veille de la pleine lune du mois hindou de Phalgouna, en février-mars, dans chaque village de l’Inde, à chaque carrefour, on dresse de grands bûchers, avec pour combustible des galettes séchées de bouses de vaches “ sacrées ”. Le soir venu, d’immenses brasiers illuminent chaque carrefour, où l’on vient brûler, par paquets, de vieux vêtements, et avec eux tous les mauvais souvenirs et les rancœurs de l’année écoulée. Au matin, on rend visite à ses amis, ses voisins, ses aînés, et on enfarine le visage de tous ceux que l’on rencontre à grandes poignées de poudres multicolores en criant “ Holi Haï ! ”, “ C’est Holi ! ”. Parfois, malgré la bonne humeur, les abus de certains entraînent de violentes bagarres : Holi est en général un jour où l’on croise peu de touristes dans les rues…
L’après-midi, les femmes recueillent, parmi les restes des saints étrons encore fumants, des corbeilles de cendres qu’elles honoreront pendant dix-huit jours sur des autels familiaux, avant de les jeter dans une rivière, évoquant ainsi les forces éternelles de la mort et de la résurrection. Les hommes, eux, se retrouvent sur la grande place, vêtus de vêtements blancs et neufs : ils s’offrent trois accolades en se souhaitant le meilleur et en se pardonnant leurs querelles.
Mais dans le Braj, la fête défie l’imagination. Elle dure deux à trois semaines et tourne de village en village, dans tous les lieux où Krishna a laissé un souvenir de son passage. Mille légendes accompagnent ces Saturnales de l’Inde. Ici et là, on brûle l’effigie d’une sorcière. Ailleurs, un mage escalade un brasier de huit mètres de diamètre et de la hauteur d’une maison sans subir la moindre blessure. A Vrindavan, on se jette de pleins paniers de pétales de fleurs. A Barsana et à Nandgaon, les villages où grandirent respectivement Radha et Krishna, les femmes de chaque village chargent les hommes de l’autre village à coups de bâtons, ceux-ci n’ayant que le droit de se protéger avec des boucliers. Au temple de Balarama, le frère de Krishna, ces dames arrachent sans retenue les chemises des hommes et les enroulent pour les fouetter à tour de bras.
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Quelle folie et quel bonheur ce fut de vouloir photographier ces foules en extase, hurlant de rire, soufflant à tue-tête dans des clairons et des sifflets, courant déchaînées en tous sens, tapant à bras raccourcis sur des tambours, des bidons ou tout ce qui pouvait provoquer un peu plus de tumulte sauvage et de joie délirante !
Je me souviens de ma première tentative. Pour sûr, c’était magnifique à voir, ça dépassait tout ce qu’on peut imaginer. Mais faire des photos, pas question ! Non pas que les gens soient méchants ! Non non, seulement complètement absolument totalement dingues, dingues de chants, de danses, de couleurs, de vie, d’amour, de Dieu, de tout ce qui leur passait par la tête et sans doute aussi de bhang, ce céleste cocktail de sucre, d’épices, d’eau et de feuilles de cannabis qui autorise aux grandes personnes même les plus grosses bêtises. Alors ils visaient mon pantalon pour m’arroser l’arrière-train avec leurs pichkaris, sorte de pompes à vélos transformées en canons à eau aux teintes indélébiles. Ils me couvraient le visage de gerbes de poudres multicolores –le gulal -, m’aveuglaient, m’étouffaient. Et repartaient à l’assaut vers d’autres pauvres bougres. Car nul n’est épargné. C’est une bagarre générale, gigantesque, et en même temps une vaste rigolade. Sauf que moi, je n’étais pas armé de gulal sacré comme tout un chacun, j ‘avais simplement décidé de faire des photos dans cette turbulente foire d’empoigne …
Le premier jour, je pleurais de rage et de désespoir. Accablé par mon impuissance, épuisé, à bout de nerfs, je me suis assis au bord d’un étang, loin à l’écart des hordes de fous ; et en grignotant des biscuits trempés dans un verre de tchaï, cet inimitable thé indien gorgé de sucre et de lait, j’ai essayé de me calmer. Si l’Inde m’a jamais appris quelque chose, c’est bien la patience. Surtout, en Inde, lâcher prise, ne jamais s’énerver … Eux ils disent : “ No problem my friend ! ” Même au cœur des pires calamités, un vrai Indien s’en va répétant en souriant que vraiment, pas de quoi s’en faire, tout va bien. Ce “no problem ” qui m’agaçait tant au début, c’est plus qu’une formule : toute une philosophie. Une richesse intérieure sans limite, la partie émergée d’une sagesse insondable.
Les dieux ont été bons avec moi. L’idée m’est venue de me confectionner un large poncho dans un grand drap de lit blanc. Enfin, blanc… au début ! Cela servait au moins à protéger les appareils des avalanches de poudres bariolées et présentait aussi l’avantage de sécher très vite au soleil sous les déluges d’eaux parfumées de fleurs, de santal ou de safran. En plus, j’ai eu l’air d’un fantôme, et commencé pour eux à faire un peu partie de la fête, au lieu d’être un intrus.
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Car le but de cet extraordinaire festival religieux est de faire fondre les frontières entre les individus pour fusionner avec la divinité. On navigue à chaque coin de rue entre rêve et réalité. On voit passer des chiens rouges, des cochons bleus, votre vieux voisin halluciné est devenu rose de la tête aux pieds, il ne cesse de sourire, ébahi. Les cataractes de couleurs se mêlent et se confondent en tourbillons irisés de soleil, pour masquer tous les corps, les unir en une seule apparence identique et sombre. Et de ces ténèbres, en une sublime métamorphose, surgit la lumière de l’Unique. Il n’y a plus d’ego, plus d’hommes ni de femmes, plus de jeunes ni de vieillards, plus de riches ni de pauvres. L’âme individuelle rejoint l’âme universelle. "Seule la voie de la démesure conduit au palais de la liberté", a écrit le poète William Blake. Pour quelques instants magiques, chacun se retrouve en amour avec le Cosmos, et le Temps n’existe plus.
Oui, j'aime l'Inde, parce que la poésie y est vivante et quotidienne. La foi profonde qui auréole le geste le plus simple confère à toute chose la dimension sublime d'un prodige. On prête attention à des riens car ils peuvent vouloir tout dire. Certes, cette religion est souvent une prison, et justifie bien des servitudes. Mais elle est aussi souffle et respiration, brise légère pour l'imagination bridée, car elle ouvre une fenêtre sur l'inutile et le merveilleux. Vers l'essentiel. Oui, la mort est partout présente, et visible, mais justement parce que l’Inde est la Vie, toute la vie. Une vie qui déborde et vous nourrit, au plus profond, avec une générosité incomparable. Mother India, l’appellent les Indiens. Notre mère l’Inde. Mais elle sait aussi être séductrice, et amante, et maîtresse. A vous en faire tourner la tête d’ivresse et de bonheur.
En Inde, Dieu n'a pas oublié qu'Il est aussi femme, et avec nous Elle danse.
Ils ne sont que trois millions dans l'Inde immense et surpeuplée. Leur petite communauté y est pourtant des plus prospères. Ce sont les Jaïns, ultras de la non-violence et apôtres de la non-possession. Grâce à leurs largesses, ils entretiennent des fondations charitables qui sont de véritables institutions. Quant aux Muni, leurs saints ascètes, ils vont nus par les routes, prêchant le renoncement et l'amour de toute vie. Tous les douze ans, des centaines de milliers de Jaïns se retrouvent dans l'humble village de Shravanabelagola pour la spectaculaire onction sacrée de l'idole Bahubali, une colossale statue monolithique haute de 17 mètres.
Tout de blanc vêtu, les yeux mi-clos, agenouillé bien droit, le vieux Maniklal Tuljaram Shah semble profondément recueilli. J’hésite à franchir le seuil de sa demeure. “Entrez, Shri Xavier, entrez donc. Soyez chez vous. Athiti Deo Bawa: l’hôte qui survient par surprise est un dieu!” , me lance d’une voix chantante sa ravissante petite-fille Shalaka. Juste le temps d’ôter mes souliers et me voilà assis en tailleur, dans la pénombre, face au vieil homme radieux. M.T. Shah, le visage pétillant d’une joyeuse santé, me tend un plat de sucreries hérissé de piments rouges et verts: “Voyez-vous, Shri Xavier, la prière est une excellente habitude. Excellente d’abord pour les vertèbres! A 72 ans, avec quinze minutes quotidiennes dans cette position, j’ai un dos en acier trempé. En prime, j’économise quinze minutes de culture physique par jour.” Les grands yeux noirs de Shalaka sourient malicieusement: “Eh oui, mon grand-père est un vrai jaïn, il ne peut s’empêcher de tout compter.” Plus de deux millénaires dans la finance et les affaires entraînent forcément quelques déformations professionnelles...
“Pardonnez-moi, Monsieur Shah, mais ne trouvez-vous pas un peu paradoxal qu’en prônant le détachement de toute possession, votre communauté soit devenue l’une des plus prospères de l’Inde? Par exemple, j’ai appris qu’Ashok Kumar Jain, qui préside votre Comité Exécutif National, est aussi propriétaire du Times of India, le plus important journal en langue anglaise du pays, PDG de la Bennett, Coleman & Co qui rassemble deux cents autres publications, et directeur de la Reserved Bank of India. Vous comptez à peine pour 0,5% de la population indienne, mais on vous retrouve partout à des postes-clés, dans le textile, la chimie, l’automobile, l’orfèvrerie, les diamants, et bien sûr la banque. Par ailleurs, vous prêchez sans cesse les vertus du renoncement. Comment justifiez-vous ça?
Banquiers des princes
-En fait, mon jeune ami, la contradiction n’est qu’apparente. Détachement et renoncement sont un idéal de sainteté que seuls les meilleurs d’entre nous atteindront. Notre religion accorde, à nous autres laïcs, une grande souplesse en la matière. Partout, nous entretenons des fondations charitables dont vous ne sauriez soupçonner l’immense richesse et les bienfaits qu’elles dispensent. Mais la vertu cardinale sur laquelle nous ne pouvons transiger, c’est l’ ahimsa, la non-violence absolue, le respect infini de toute forme de vie. Cela nous a bien entendu écartés des professions guerrières mais aussi paysannes. Car en retournant la glèbe, nous aurions pu attenter à la vie d’innocentes créatures, vers ou insectes. Nous avons donc joué en Inde le même rôle que les Juifs en Occident. Eloignés de la culture de la terre, nous sommes devenus les champions du commerce! Les princes nous choisirent souvent pour être leurs banquiers. Et puis, nos livres sacrés nous apprennent aussi à être efficaces, à compter sur nous-mêmes pour améliorer notre situation. L’hindouisme prêche la soumission de chacun à sa destinée, résultat de son karma, ce pesant casier judiciaire des bienfaits et des méfaits accumulés lors de vies antérieures. Nous nous sommes toujours opposés au système figé des castes: le jaïnisme affirme que quiconque peut, en l’espace d’une vie et par ses seuls efforts, parvenir à l’illumination et à la libération suprême. C’est alors un Jina, en sanskrit cela signifie Victorieux. Croyez-moi, en travaillant avec constance à la prospérité du pays, nous avons aussi bien oeuvré pour la paix!
- Mais notre plus belle réussite, s’empresse d’ajouter Shalaka, ce sont les Muni, nos moines-renonçants. Des êtres exemplaires, sublimes. Des saints, des parfaits! Vous devez absolument les rencontrer. Leur seule présence vous emplira de bonheur.” La voix de la belle jeune fille tremble d’une ferveur passionnée.
Des moines vêtus d’espace
Il n’est pas facile de rencontrer les Muni, sauf pendant la mousson où leurs déplacements risqueraient de perturber le débordant jaillissement de la vie végétale et animale, les ascètes sont toujours en marche. Ils n’ont pas le droit de séjourner plus de trois jours dans le même village, pour éviter l’attachement. Que le soleil brûle la peau ou qu’il gèle, ils vont nus, indifférents à la morsure du vent. Même la possession d’une simple pièce de tissu ou d’une couverture leur est interdite, et ils dorment couchés sur une planche de bois sommaire. La dureté de leur condition, la rigueur des pénitences qu’ils s’infligent expliquent qu’ils soient si peu nombreux, peut-être 300 tout au plus. L’onction sacrée, tous les 12 ans, de la statue de Bahubali à Shravanabelagola, pour laquelle ils affluent à pied de toute l’Inde, offre l’occasion rarissime de les voir par dizaines rassemblés.
L’Acharya Vardhamanasagar Maharaj, “Océan de prospérité”, Grand Maître du Savoir, l’un des papes du jaïnisme, est venu du Rajasthan. L’utilisation de véhicules étant proscrite par la règle, il a parcouru pieds nus plus de 1500 km. Il me reçoit assis en lotus sur une petite estrade, dans une modeste pièce obscure, sans la moindre décoration. Je me prosterne jusqu’à terre devant lui, mains jointes, comme l’exige la coutume. Il me donne sur la tête un léger coup de son balai en plumes de paon, en signe de bénédiction. Balai dont il se sert aussi pour écarter une éventuelle fourmi égarée avant de se poser sur son séant. Quelques Muni entourent le Maître et Shalaka fait les présentations: “Voici Yog Sagar (Océan de méditation), Pavitra Sagar (Océan de Pureté), Arjava Sagar (0céan de Droiture), et Karuna Sagar (Océan de Sympathie)...
--Enchanté. Shree Xavier, Reporter de Paris.”
En fait d’interview, je dois répondre à l’avalanche de leurs questions: “Vous êtes non-fumeur? Oui? C’est bien! Vous buvez de l’alcool? Non? C’est très très bien. Are you veg. or non-veg.? -Ah, végétarien, ça non!” Propos catastrophique. Expression consternée de Shalaka. Hochements de tête réprobateurs des Muni. J’invoque des excuses gastronomiques, la grande tradition culinaire française. Mais comment faire entendre le miracle de la caille aux raisins, du salmis de palombes et de la mancelle de perdreaux à des moines-poètes qui vous parlent émerveillés de gazouillis champêtres, de plumages multicolores et d’harmonie universelle? Océan de Pureté m’étale sous les yeux des collections de photographies en couleur d’abattoirs sordides, à forte dominante rouge sang: “Comment pouvez-vous manger ça??” Les Muni ont du mal à dissimuler leur dégoût et affichent une mine écœurée. Visiblement, je suis à leurs yeux un sauvage, un barbare, un primitif. Une sorte de cannibale puisque tous les animaux sont nos frères. Leurs brochures l’énoncent explicitement: “Les mangeurs de viande sont des sous-hommes, des ignorants et des démons.” Heureusement, les Jaïns sont les gens les plus ouverts du monde. Seule l’intolérance leur est intolérable. Les cinq “Océans” m’offrent une pile d’ouvrages aux titres évocateurs: “Vivez et laissez vivre”, “Les oeufs, des poches de poison”, “Soyez végétarien pour jouir d’une bonne santé”. A l’intérieur, d’inquiétantes révélations sur les risques que j’encours dès le petit déjeuner: attaque cardiaque, pression artérielle excessive, cancer, eczéma... De quoi tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant d’entamer un oeuf à la coque! “Puisse la connaissance éclairer votre conscience”, me dit l’Acharya avant d’aller prendre son unique repas quotidien.
Dans le temple, les Muni se recueillent. Ils prient en s’excusant d’avoir encore l’apparence d’un corps et de devoir s’abaisser à le nourrir. Un seul repas par jour, pris debout, les mains réunies en forme de bol où les fidèles versent boisson et nourriture préparée avec d’infinies précautions, cuisinée et absorbée avant le coucher du soleil pour ne pas risquer d’avaler par mégarde un insecte. Les disciples commencent par laver les pieds et les mains des Muni, sans les toucher, au moyen d’une calebasse. Les Muni ne doivent pas se préoccuper de leur corps et ne prennent jamais de bain. Ils se rincent les parties génitales et l’anus chaque fois que c’est nécessaire mais seule une pluie venue du ciel peut parfois les doucher. Pourtant, ils paraissent étonnamment propres. “Parce qu’ils sont purs et chastes à l’intérieur” , m’explique Shalaka. “Mais n’ont-ils jamais d’érection? -- Jamais: leur discipline personnelle les entraîne à se tenir éloignés de tout désir et de toute préoccupation charnelle. La nudité des Muni n’évoque pas une lascivité provocante, qui désarmerait l’esprit au profit des sens. Elle symbolise l’accession à la pureté morale et spirituelle. L’abandon du vêtement signifie le dépouillement de l’individualité et le retour à cet état primordial où la frontière entre l’homme et le monde qui l’entoure est abolie. La Chrétienté utilise un symbole très proche avec l’image du Christ en croix. Nu et dépouillé de tout, humilié, il triomphe.” Et Shalaka de me citer la Bible: “ J’ai dépouillé l’obscurité et revêtu la lumière.” C’est ce que signifie Digambara, le nom de notre secte: “Ceux vêtus d’espace, de ciel, de lumière.”
-- Mais seuls les hommes vont nus, Shalaka. Les femmes ne peuvent-elles atteindre la libération? -- Impossible. C’est ce qui nous sépare essentiellement de l’autre secte, les Svetambara, “Ceux vêtus de blanc”. Le corps des hommes, même dénudé, reste pareil à celui d’un enfant. Mais la femme ne peut arborer ses seins, qui éveillent l’idée du plaisir et le désir de luxure. L’Arika, la nonne digambara, devra se réincarner en homme pour devenir Muni. “
Mme S., une doctoresse dynamique de Bombay, entend nos propos et s’indigne devant ce qu’elle qualifie d’insupportable résignation: “C’est d’une imbécilité totale! Ces nonnes ne réfléchissent pas et répètent ce qu’elles ont lu dans leurs livres sacrés. Mais qui a rédigé ces textes? Des hommes, bien sûr! En tout cas, si moi je deviens un jour Arika, dans mon groupe je ferai tout pour que ça change.” Elle éclate d’un rire joyeux: “Nous aussi, on sortira toute nues.” Malgré son grand âge, le jaïnisme risque d’avoir bientôt affaire aux assauts du féminisme et de la modernité...
Non-violents et bâtisseurs
Le jaïnisme est né au VIème siècle avant J.C., dans le Bihâr, au Nord-Est de l’Inde. A la même époque et dans la même région que le bouddhisme, et comme lui en réaction contre le système oppressif des castes et les privilèges des Brahmanes qui s’enrichissaient en monopolisant les sacrifices rituels d’animaux. Nom du Prophète: Mahavira. Mais de Dieu, il n’y a pas. Le Jaïn ne médite pas sur la figure d’une divinité, mais sur les qualités qu’on lui attribue, vertus qu’il cherche lui-même à acquérir pour dépasser la misérable condition humaine. Faute d’un dieu, le Jaïn se console avec pas moins de vingt-quatre prophètes, qui lui montrent la voie à suivre pour se libérer de son esclavage, et qu’il appelle “Tirthankaras”, les “Faiseurs de gué”. Mahavira, dernier de la liste, rassembla l’héritage des nombreux maîtres qui l’avaient précédé. Seule l’existence de l’un d’entre eux est historiquement avérée: Parshvanath, le vingt-troisième, aurait vécu au IXème siècle av. J.C., près de Varanasi, et prêché cet idéal de l’ahimsa, la non-nuisance, qui est demeuré jusqu’à nos jours l’un des joyaux de la culture indienne. Le guru de Gandhi lui-même n’était-il pas jaïn?
L’ahimsa, première des vertus et premier devoir, s’étend aussi aux paroles et aux pensées: pas de pensées agressives, pas de paroles qui puissent choquer ou offenser. Contrôle de soi et respect de l’autre. Les quatre autres commandements principaux du jaïnisme sont l’obligation de dire la vérité, ne jamais prendre ce qui ne nous est pas donné, être chaste, et la non-possession. Selon la morale jaïne, il n’est cependant pas répréhensible de mentir à un chasseur qui s’informe du passage d’un daim en l’orientant sur une fausse piste. Mais la meilleure solution, dans un tel cas, reste de garder le silence.
Les Jaïns ne firent jamais beaucoup de prosélytisme. Cela ne convenait guère à leur philosophie fondamentalement ouverte et tolérante. Mais leur comportement exemplaire et les constants déplacements de leurs moines suscitèrent de nombreuses adhésions. Hautement instruits, ils séduisirent les élites. Rois et ministres se convertirent, bâtissant des temples magnifiques, chefs-d’œuvre de sculpture où le marbre foisonne de détails pour l’enchantement du visiteur: à Ranakpur, au Mont Abu ou à Palitana, la pierre est si délicatement ciselé qu’on dirait travail d’orfèvre ou d’ivoirier. Dans la proximité des temples s’édifièrent aussi monastères et écoles, bibliothèques et universités, hôpitaux et
dharamsalas. A la tête de ces institutions, à la richesse considérable, apparut un personnage au pouvoir extrêmement étendu, à la fois religieux et gestionnaire, le “Bhattaraka”. C’est l’un de ces moines-seigneurs qui règne sur les domaines jaïns à Shravanabelagola et préside à l’onction sacrée d’une des plus étonnantes créations de l’art religieux, l’idole monumentale de Bahubali-Gomateshwara, dans l’Etat du Karnataka, à 150 km de Bangalore.
Une belle histoire de frères ennemis
Sur la colline d’Indragiri se dresse, dominant la plaine et l’humble village de 5000 habitants, une statue colossale, haute de 17 mètres, taillée d’un seul bloc dans le granit du sommet. On peut apercevoir cet énorme monolithe à plus de vingt kilomètres à la ronde. La posture yogique de méditation dite “Kayotsarga” dans laquelle il se tient révèle une parfaite maîtrise de soi, résultat de sa victoire sur le cycle de la vie et de la mort. Le doux sourire de sérénité qui illumine son visage exprime l’étendue de sa compassion. Sa nudité et son regard perdu dans le lointain indiquent son absolu détachement du monde.
L’Inde aime les belles histoires édifiantes et la légende de Bahubali, la vénération qui l’entoure, ont sans doute suscité bien des vocations. Il était une fois un roi grand et bon, Adinath, premier des Tirthankaras. Décidant d’abandonner le pouvoir pour se consacrer à la recherche spirituelle, il partagea son royaume entre ses deux fils. A l’aîné, Bharata, il confia la plus grande partie de l’héritage. Au plus jeune, Bahubali, il laissa la petite principauté de Podanapura. Bharata, assoiffé de gloire, partit en guerre contre ses voisins. Il devint bientôt si puissant qu’il domina toute la terre. Toute? Non! Un village peuplé d’irréductibles Indiens résistait encore et toujours à l’envahisseur... Astérix-David-Bahubali refusait de s’incliner devant César-Goliath-Bharata. Ce dernier marcha avec ses légions sur Podanapura. Mais Bahubali, voulant épargner la vie des soldats, défia son frère en combat singulier. Au terme d’une lutte farouche et sans merci, Bahubali allait triompher. Il souleva son aîné au-dessus de sa tête, prêt à le jeter avec violence en contrebas sur les rochers. Mais soudain, ô bienheureux miracle, notre héros comprit l’absurde vanité de cet affrontement fratricide. Dans un éclair foudroyant de lucidité, il entrevit combien la soif de pouvoir, l’égoïsme et l’avidité causaient de malheurs parmi les hommes. Il reposa avec une exquise gentillesse son grand frère sur le sol, lui abandonna sa couronne et partit dans la forêt pour méditer. Il y resta ainsi bien des années, debout, nu et immobile, retenant son souffle. Les lianes s’enroulaient autour de lui, les serpents grouillaient à ses pieds. Un remords le tourmentait, l’empêchant de connaître l’illumination. Il se trouvait sur les terres de Bharata. Enfin ce dernier, ému par cette sévère ascèse, se rendit dans la forêt: “O mon frère, descend de ton éléphant!”, le supplia-t-il à genoux. “De quel éléphant parle-t-il?”, se demanda fort perplexe Bahubali. Il s’agissait bien sûr de l’éléphant de son amour-propre. Qu’importait qu’il se trouva sur la terre de son frère ou de quiconque? Seul importait le détachement de ce monde de souffrance et d’illusion. Réalisant cela, il atteignit la libération définitive.
300 000 F pour cinq litres d’eau
Depuis plus de mille ans, le mythe exemplaire de Bahubali et sa gigantesque idole continuent d’attirer à Shravanabelagola des cohortes de fidèles et de curieux. Mais c’est surtout au moment de la grandiose cérémonie de “Mahamastakabhisheka” que l’affluence est à son comble. Un raz-de-marée de pèlerins submerge alors le paisible village. Normalement, selon le rituel jaïn, chaque idole d’un temple, pour conserver son caractère sacré, doit être lavée entièrement chaque jour. En raison de sa taille hors du commun, le géant Bahubali n’a droit qu’à un malheureux bain de pied. Aussi, tous les douze ans, les Jaïns tentent de rattraper le temps perdu en mettant les bouchées doubles. La statue a droit à un spectaculaire arrosage de première classe: un show unique au monde!
En dépit de leurs rigoureux principes et de leur philosophie austère, les fêtes religieuses et les temples jaïns ne sont jamais tristes. Processions bariolées et déguisements insolites, danses et chants joyeux rythmés par le jovial tintamarre de fanfares tonitruantes précèdent la cérémonie de l’onction sacrée. 17 jours d’euphorie totale, inaugurés par le Dr Shankar Dayal Sharma lui-même, Président de la République indienne. Un véritable carnaval trépidant se déploie sous le regard bienveillant des Muni. Cette foule immense atteindra le jour J, fixé par les astrologues en fonction d’une heureuse conjonction des astres et des planètes, près d’un demi-million de fidèles. En attendant, des théories de pèlerins escaladent avec courage les quelque 650 marches abruptes, taillées dans le roc, qui les séparent du sommet. Défilé d’industriels cossus et de commerçants prospères, de lourdes douairières et de matrones endimanchées suant et s’essoufflant sous le poids de leurs bijoux et de leur opulente rondeur. Là-haut, avec des grains de riz décortiqués, des fruits secs, des épices multicolores, on accomplit avec dévotion le rituel de la puja en dessinant sur le sol des figures complexes, des svastikas; on récite des chapelets de mantras pour favoriser la méditation; on arrose les doigts de pied de Lord Bahubali, on les couvre de fleurs.
Le 19 décembre, la fièvre est à son apogée. Les pickpockets sont les rois et j’en serai la victime dépitée. Excellent exercice d’initiation au dépouillement jaïn... Des nuées de visiteurs enthousiastes, venus souvent de très loin, ont envahi la colline voisine de Chandragiri et se répandent dans la plaine, entre les taches bleues des lacs qu’enserrent à perte de vue les champs de cocotiers verdoyants. Multitude extasiée, dont les cris de ferveur montent à l’assaut du ciel. Des centaines de millions d’Indiens sont devant les téléviseurs. Seuls quelques milliers de privilégiés, munis d’un laissez-passer spécial, parviendront en ce jour béni jusqu’aux pieds de la statue. Ce sont les familles qui ont acheté à prix d’or l’honneur de participer à la super-douche sainte.
Dans la cour du temple, 1008 noix de coco, géométriquement assemblées, recouvrent les 1008 kalashas, ces récipients d’eau bénite dont on précipitera tout à l’heure le contenu du haut de l’échafaudage tubulaire dressé autour du colosse. A 10h40, dominant le tumulte, Sa Sainteté Sri Charukeerty Bhattaraka Swamiji, pontife de Shravanabelagola, accompagné de l’Acharya resplendissant de joie, annonce au porte-voix le début de l’onction sacrée. C’est M.Sudhir Jain, bienheureux papetier de Delhi, qui a acquis aux enchères (pour la modique somme de 300 000 francs!) la faveur d’être le premier à verser son petit pot sur la tête de Bahubali. Un déluge d’applaudissements et de vivats accompagne la chute scintillante des gouttes d’eau vers le sol. Les deux pots suivants ont été attribués pour plus de 200 000 francs chacun. Toute cette fortune sera ensuite confiée à des fondations charitables. Pendant près de trois heures, le cortège ininterrompu des 1008 familles impatientes se pressent au long des escaliers. La foule des spectateurs est à moitié assommée par un soleil impitoyable. Swamiji appelle au calme et fait courir un frisson d’angoisse sur l’assistance en avertissant que les échafaudages saturés menacent de s’effondrer.
A 13 heures, enfin, c’est l’instant magique. Chacun retient son souffle. Des centaines de prêtres jaïns ont pris position et, au signal de Swamiji, les drapeaux se lèvent, les cuivres résonnent, les tambours roulent. Une cataracte de 500 litres de lait est déversée sur la majestueuse idole. Moment sublime où des milliers de vaguelettes recouvrent le gris granit d’une blancheur immaculée. A mon voisin, un journaliste britannique qui s’afflige d’un tel gaspillage, Shalaka rétorque avec une sagesse désarmante: “Un lait comme celui-là, il faut le boire avec les yeux!”
Dans les trépignements, les cris et les rires, l’arrosage se poursuit. Même des Muni battent des mains! Pluies successives de lait de coco, de sirop de canne à sucre, de santal, de safran qui colorent à leur tour Bahubali en vert, en jaune, en brun, en rouge. D’enivrants effluves parfumés envahissent l’air. Par une curieuse illusion d’optique, la statue semble parfois s’animer. Au siècle dernier, on jetait aussi de pleines corbeilles de pièces d’or et de pierres précieuses. Mais aujourd’hui, tout s’achève par une copieuse averse de fleurs. Le moins épique de cette fascinante journée n’est pas l’indescriptible mêlée des milliers de personnes tentant ce soir-là de récupérer leurs chaussures au pied de la colline sacrée.
L’égal des dieux
A la nuit tombée, je vais dire adieu aux Muni sous la tente qui les abrite. Je m’incline une dernière fois jusqu’à terre devant eux, et chacun me donne sur la tête un ultime petit coup de balai. Au moment de partir, Shalaka émue tente de m’arracher une promesse: “Shree Xavier, quand vous serez en France, ne nous oubliez pas. Au moins quatre jours par mois, faites le vœu de manger végétarien. Epargnez la vie!” Yog Sagar dit quelque chose en hindi, tout le monde rit et Shalaka rougit. Océan de Sympathie m’explique leur bonne humeur: “Prenez garde, Monsieur le Reporter de Paris, si vous continuez à fréquenter Shalaka, vous allez finir Muni!
--Après tout, pourquoi pas? Vous semblez toujours si heureux. Je me demande où vous puisez tant de force?
--C’est pourtant simple. Vous autres, vous avez toujours peur de perdre quelque chose: votre manteau, votre caméra, votre parapluie, votre chien. Nous avons déjà tout perdu, par un choix délibéré. Et par-là, nous avons conquis l’essentiel. En renonçant, nous sommes devenus libres. Nous marchons sur la voie de l’illumination, pour devenir l’égal des dieux. Pourquoi ne serions-nous pas sans cesse heureux et resplendissants?”
A côté de leurs multiples institutions charitables à l’intention de leurs semblables, les Jaïns entretiennent aussi des hôpitaux pour les animaux malades ou blessés, des hospices pour bestiaux du troisième âge. Faut-il sourire d’un tel extrémisme? A l’heure où les hommes continuent avec ardeur de s’entr’égorger fraternellement un peu partout sur la planète, où des leaders fous recueillent des millions de voix en promettant à leurs voisins un holocauste nucléaire, la compassion des Jaïns se répand sans limite. Pour eux, le respect et l’amour de la vie ne se partagent pas entre ceux qui y ont droit et ceux qui n’auraient qu’à subir et crever. En Inde même, un an à peine a passé depuis le drame d’Ayodhya et les émeutes meurtrières qui virent s’affronter Hindous et Musulmans, au risque de transformer tout le sous-continent en un gigantesque brasier. Le feu couve encore sous la cendre. Le message des Jaïns sera-t-il entendu?
Selon la mythologie hindoue, le fougueux guerrier Parshurama (personnage de l'épopée du Ramayana), comme pénitence pour avoir déclenché une guerre, dût jeter sa hache de combat dans la mer. De la crevasse qu'elle creusa au cœur des vagues aurait jailli la terre du Kerala. "Kera" est l'expression locale désignant le cocotier, qui abonde dans cette région. Pourtant, cette légendaire naissance dans la violence paraît démentie par la beauté paisible de ses paysages.
La Venise de l'Orient
Situé au sud-ouest de l'Inde, le Kérala est le plus petit Etat du pays. Mais s'il ne représente que 1% du territoire indien, sa terre généreuse nourrit près de 4% de sa population. Elle s'étire longuement entre la chaîne de montagnes des Ghâts Occidentaux et les plages de la Mer d'Oman, qui comptent parmi les plus belles du monde. Ses sables dorés bordent de riches vallées où, dessinant un camaïeu de rizières verdoyantes et de luxuriantes cocoteraies, s'entrelace tout un réseau de douces rivières, de canaux alanguis et lagunes paresseuses, qui lui valent le surnom de "Venise de l'Orient".
Cette comparaison flatteuse s'applique particulièrement à la populeuse cité d'Allepey, spécialisée dans le travail du coir, cette fibre très résistante entourant les noix de coco, surtout utilisée en corderie et pour la fabrication d'objets vannés ou tissés. Depuis les quais de son marché aquatique, on admire l'incessant accostage des pirogues et des radeaux chargés à ras bords de sacs de riz, noix de coco enserrées dans de larges filets ou noix de cajou exportées dans le monde entier.
Une inoubliable croisière sur une barque de pêcheur permet de rejoindre plus au sud le port affairé de Quilon, autrefois puissant relais commercial entre l'Extrême-Orient et l'Occident. Un enchevêtrement de marigots endormis et de cours d'eau tranquilles épouse tel un miroir fidèle les moindres variations de la couleur du ciel, accompagne la promenade des nuages. Y circulent de lourds caboteurs à fond plat et voiles triangulaires, typiques de cette côte de Malabar dont le nom seul exhale des parfums de cannelle, de gingembre et de cardamome, tandis que de bizarres sampans, étonnante rencontre sous cette latitude, évoquent les anciens échanges avec la Chine du sud.
Souvent, le niveau des eaux est plus élevé que celui des verts champs alentour, protégés de l'inondation par de fragiles diguettes où se balancent des cocotiers rieurs, où cheminent les silhouettes immaculées de femmes nonchalantes. Derrière les jolies maisonnettes aux toits de tuiles, cachées sous les hibiscus, s'affaire tout un peuple discret, dont la timidité contraste avec l'exubérance des Indiens du Nord. Sur les 46 villages entourant Allepey, 30 ne sont reliés au monde extérieur que par ce système de voies d'eau. Pas de routes. Ici, on prétend que les enfants sauraient nager avant même de savoir marcher. Des ferries desservent les écoles, les marchés et les lieux de culte.
Le Kerala s'enorgueillit d'être, et de loin, l'Etat le plus alphabétisé de l'Inde. On n'y compte pas moins de 118 quotidiens en malayalam, la langue locale, et 125 hebdomadaires. Le courrier ici est acheminé par bateau, tout comme l'indispensable journal du matin. Et quand la journée s'achève, si le maître de maison n'a rien de mieux à faire, il peut toujours lancer sa canne à pêche devant chez lui: à coup sûr, il rapportera du poisson frais pour le dîner. Avec une notion du temps très élastique et détendue, le sentiment de l'urgence et le stress ne sont pas le propre des Malayalis. Si l'un d'entre eux vous prie d'attendre "cinq minutes», envisagez une plage de temps située entre quelques minutes et une bonne heure...
L'espérance de vie est au Kerala de quatorze ans supérieure à la moyenne nationale. Grâce certainement aux énormes efforts consentis par les autorités locales en matière de santé publique, mais un certain bonheur de vivre n'est peut-être pas étranger au succès qui a couronné ces programmes ambitieux. Quoiqu'il en soit, le Kérala jouit du taux de mortalité infantile le plus faible de l'Inde.
Une terre ouverte...
A l'arrivée à Quilon, d'inattendus engins de pêche chinois rappellent de nouveau l'influence des relations traditionnelles avec l'extérieur. A marée haute, actionnés à bras d'hommes dans un lent et gracieux mouvement de balancier, s'abaissent et s'élèvent les amples filets carrés, retenus par de larges arceaux de bois où veillent avec appétit des nuées criardes de mouettes et de noirs oiseaux rapaces, sentinelles patientes et gourmandes. Au loin, des chalutiers ratissent le sol marin trop près de la côte, ce qui provoque parfois des explosions de révolte dans la communauté des petits pêcheurs.
On retrouve le même décor insolite plus au nord, à Cochin, cité bénéficiant d'un site exceptionnel, posée sur un chapelet d'îlots et de minces péninsules. Derrière les carrelets chinois de Fort Cochin, on découvre tout l'éclectisme du Kérala, nourri par des contacts ininterrompus: un romantique cimetière hollandais noyé sous une débauche végétale, des ruelles sinueuses bordées de façades portugaises vieilles de cinq cents ans, conduisant à l’église la plus ancienne de l'Inde (où fut enterré Vasco de Gama) et même à une synagogue entourée par une petite communauté juive, dont les origines remontent à la Diaspora. C'est aussi par le biais des échanges commerciaux, et non comme en Inde du Nord par les invasions et la guerre, que s'est faite l'islamisation d'une fraction importante de la population.
... forte de ses traditions
Mais avec une large majorité d'hindous, le Kerala est d'abord une terre qui a su préserver avec une vigueur exceptionnelle ses propres traditions. L'une des plus fameuses est le Kathakali, drame populaire mêlant le mime et la religion, le théâtre, la musique et la danse, la beauté de costumes flamboyants et des maquillages somptueux. Les sujets sont extraits des grands poèmes épiques indiens, tel le Mahabharata, sept fois plus long que L'Iliade et l'Odyssée réunies. Et chaque nuit, quelque part au Kerala, dieux et déesses, sages et démons, héros mythiques et fabuleuses créatures reviennent à la vie.
Au bord de la lagune, les yeux clos, le jeune artiste Manikanthan est étendu dans l'herbe, exténué. Il somnole tandis que son ami Ranjit le maquille avec une extrême attention. Agés d'environ vingt-cinq ans, ils se produisent ensemble depuis huit ans, après avoir suivi huit autres années de préparation physique et spirituelle à la Kalamandalam de Cheruthurty, réputée comme la meilleure école de Kathakali. Ils ont eu la lumineuse idée d'installer leur modeste scène en plein air, à l'ombre des superbes carrelets chinois, ce qui a le mérite de drainer chaque soir vers leur spectacle (et leur escarcelle!) l'obole admirative des touristes venant admirer le coucher du soleil dans la mer.
Mais aujourd'hui, les deux compères sont éreintés: ils ont joué, toute la nuit dernière, devant un auditoire indien fasciné, même si les spectateurs connaissaient l'histoire par coeur. Les tambours roulaient, les cymbales s'entrechoquaient. Magnifiés par leurs ombres titanesques, les jeunes maîtres du Kathakali, dans leurs larges robes éclatantes, leurs visages rendus surhumains par un maquillage hautement stylisé, avaient autant de présence et de force que les plus grands acteurs des scènes contemporaines. A cette différence près que le drame qu'ils présentaient est basé sur des croyances plusieurs fois millénaires. Elles font partie de la vie des spectateurs au même titre que l'air qu'ils respirent et que le sang qui coule dans leurs veines.
Leur art est une discipline complète, qui permet de décliner toute la gamme des passions humaines ou de suggérer l'éclosion d'une fleur, avec des centaines de signes codifiés pour les yeux, les doigts, les mains, les mouvements des lèvres, des sourcils... Tous ces signes s'assemblant peuvent être lus comme des mots réunis formeraient une phrase. Les représentations, qui se prolongent généralement jusqu'au petit jour, semblent interminables pour un non-initié. Le maquillage lui-même nécessite quelque deux heures de préparation. Aussi, en attendant le passage vespéral des touristes, Manikanthan en profite pour s'assoupir, s'abandonnant aux mains expertes de Ranjit.
Non moins impressionnant que ces spectacles rituels sont les arts martiaux du Kerala, dont le Kalaripayatu est peut-être la plus ancienne forme au monde. La légende conte qu'il aurait été introduit par le farouche guerrier Parshurama (le fondateur même du Kerala): celui-ci l'enseigna à 21 sages, lesquels en transmirent les secrets à travers les âges à des générations de respectés gourous. Le plus fameux d'entre eux aujourd'hui vivant, Govindankutty Nair Gurukkal, est un jeune et fringant médecin ayur-védique, la médecine traditionnelle indienne. Son père et son grand-père, de la caste des guerriers, sont à l'origine de la régénération du Kalaripayatu, qui avait été mis hors la loi sous le règne de l'administration britannique. Derrière son cabinet, on découvre une arène couverte (le Kalari), où très tôt le matin et tard le soir, une douzaine de disciples, dont une femme, reçoivent son enseignement. Les bonds dont ils s'avèrent capables quand ils fondent sur l'adversaire sont pour le moins sensationnels. Au-delà d'une étonnante agilité physique, ils parviennent à une extrême confiance personnelle et à un haut degré de sérénité.
D'extraordinaires et mystérieux festivals
Le Kerala recèle d'autres surprises encore plus extraordinaires, avec ses festivals éblouissants de couleurs, dont les plus célèbres sont les processions d'éléphants du Trichur Pooram et les courses de bateaux-serpents d'Allepey. Mais il en est de plus mystérieux et de plus bouleversants, inconnus des étrangers et de la grande majorité des Indiens eux-mêmes, sans doute parce qu'ils dérangent les habitudes morales actuelles.
De toute l'Inde, le Kerala est la terre où ont été le mieux préservées les coutumes dravidiennes, pré aryennes. Selon Alain Daniélou, dans son ouvrage «Shiva et Dionysos», "la langue et la culture dravidiennes, qui sont encore aujourd'hui celles des populations du sud de l'Inde, semblent avoir étendu leur influence de l'Inde à la Méditerranée avant les invasions aryennes". Les Dravidiens, après avoir fondé la brillante civilisation de l'Indus, furent chassés, entre 2000 et 1500 AEC, vers le sud de l'Inde par les invasions dévastatrices de ceux qu'on appelle (peut-être improprement) les Aryens. Les Dravidiens, de religion shivaïte, vénéraient en particulier la Déesse-Mère ou Grande Déesse. Les extravagantes cérémonies auxquelles on peut encore assister aujourd'hui en divers lieux sacrés du Kerala sont probablement les sœurs survivantes des fameux Mystères d'Eleusis en Grèce antique, du culte d'Attis et de Cybèle dans la Rome impériale, des fêtes en l'honneur de Dionysos et de Bacchus. En tout cas, elles leur ressemblent étrangement.
Aux mois d'avril et mai, alors qu'en Europe les jardins refleurissent et que les oiseaux sont en joie, la nature au Kerala est brûlée par un soleil impitoyable. Plantes, bêtes et hommes, tout sue et souffre et se dessèche, dans l'espérance fébrile des abondantes et salvatrices pluies de mousson. Celles-ci seront bienfaisantes, mais parfois dévastatrices, à l'image de la vie et des dieux qui savent se montrer généreux ou cruels.
Le voyageur non averti qui passerait, un certain soir de cette douloureuse saison, par le tout petit village de Chavara, pourrait bien être terriblement intrigué. Des femmes, des milliers de femmes déambulent dans l'obscurité, sur la grand route et tout autour du temple. Et presque exclusivement des femmes! Un monde sans hommes? En Inde? S'il s'approche, notre quidam risque d'être encore plus ému. Car nombre de ses dames sont fort peu féminines. En dépit de leurs saris chatoyants, de leurs opulentes poitrines provocantes, de leurs chevelures tressées de fleurs odorantes ou de leurs volumineux chignons, elles sont trahies par les touffes de poils qui jaillissent de leur affriolant décolleté, et leurs gros biceps les dévoilent comme on ne peut plus "musculin".
Non ce n'est pas une gigantesque succursale du Bois de Boulogne, comme le supposerait n'importe quel Dupont-Lajoie, ni même quelque vibrant Carnaval. Tous ces travestis, près de neuf mille cette année, ont l'air profondément sérieux, et même recueilli et contemplatif. Bien qu'ils subissent les propositions obscènes, les oeillades, les lourds ricanements et les allusions ambiguës des copains qui les accompagnent... Car il n'y a rien d'anormal à cela: toutes ces humiliations qu'ils supportent, ces quolibets sexuels qui leur sont adressés, plaisent à la Grande Déesse dont ils sont les dévots. Ils sont pour la plupart de braves pères de famille, mais on remarque aussi beaucoup de jeunes garçons, que l'on a de la peine à distinguer des vraies jeunes filles.
Chaque année, depuis des siècles et des siècles, les hommes ici, par une belle et glorieuse nuit, se parent en femmes. Portant des chandeliers à cinq branches, le chiffre mystique du dieu Shiva dont la Grande Déesse représente la part féminine (Shakti, l'Energie), ils se rendent en procession au temple de Mahadevi avec leurs offrandes de fleurs et de fruits. Autrefois, on demandait surtout à la Mère de favoriser le retour de la pluie afin de fertiliser les champs. Aujourd'hui, avec l'industrialisation croissante, on prie pour obtenir un visa de travailleur immigré pour les riches pays du Golfe, de l'autre côté de la Mer d'Oman, afin d'y profiter de la manne pétrolière.
Au-delà de ce désir de prospérité bien compréhensible, l'historien des religions Mircea Eliade propose une très intéressante explication à la manière originale dont ces vœux s'expriment: "Bref, l'homme éprouve périodiquement le besoin de recouvrer (ne fût-ce que l'espace d'un éclair) la condition de l'humanité parfaite, dans laquelle les sexes coexistaient comme ils coexistent dans la divinité." La bisexualité divine est une des multiples formes de l'union des contraires qui est le propre de la divinité: "masculin-féminin, visible-invisible, lumière-obscurité, mais aussi bonté-méchanceté, création-destruction, etc. L'homme qui portait des vêtements de femme ne devenait pas pour autant femme, comme il pourrait paraître à un regard superficiel, mais il réalisait pour un moment l'unité des sexes, un état qui lui facilitait la compréhension totale du Cosmos (...) et la réintégration dans la condition paradisiaque de l'homme primordial."
Plus prosaïquement, on peut aussi considérer que ces déguisements autorisent momentanément l'expression ouverte de certains désirs et comportements particuliers, qu'une société ultra conservatrice réprouve à l'ordinaire.
Extase et transe mystiques
Des écarts à la norme admise, cette société en tolérera d'autrement plus rudes, quelques jours plus tard, dans le temple de Kodungalloor. Même si une large fraction y répugne: ce spectaculaire festival millénaire est aujourd'hui menacé d'interdiction par un front qui va de groupes "progressistes" athées à certains intégristes puritains. Non pas en raison des scènes violentes qui s'y déroulent, mais parce qu'on y profère à tous vents beaucoup trop de gros mots...
Kodungalloor elle-même eut un destin tragique. Cette modeste bourgade oubliée fut, il y a très longtemps, le plus puissant port de l'Inde, l'équivalent de Bombay et Calcutta aujourd'hui. Elle portait alors le nom magique de Muziris, un nom qui faisait rêver tous les aventuriers et les marins, de Rome jusqu'aux côtes chinoises, par l'étendue de ses richesses. C'est ici qu'en particulier on se procurait le poivre, une denrée inestimable surnommée en ce temps l'Or Noir. Et puis les alluvions, rejetés par la rivière voisine, ont conquis peu à peu du terrain sur l'océan, inexorablement. Cochin et Quilon, ses rivales, ont supplanté Muziris. Le front de mer, de nos jours, est à sept kilomètres du temple qu'il jouxtait auparavant.
On y distingue à peine une douzaine de huttes blotties sous les palmiers, quelques barques de pêcheurs renversées paresseusement sur le sable de la plage. Mais une fois l'an, le rivage renaît à son antique gloire sous l’emprise d'une agitation frénétique. Jadis, il suffisait de sortir du temple pour rendre à la mer l'hommage qui lui est dû. Maintenant, on fait sept kilomètres, et comme le promettent les adeptes de la Grande Déesse: "S'il le faut, dans mille ans, nous en parcourerons cent! Et même si l'on doit nous trancher la tête, nous chanterons les mêmes chansons!"
Des centaines de groupes compacts, venus des villages au Nord du Kerala, envahissent la plage avant l'aube. Chaque essaim bourdonnant de villageois est conduit par une demi-douzaine d'hommes et surtout de femmes, entièrement vêtus de rouge, les yeux hagards, exorbités. Ce sont des oracles, la Déesse s'exprime par leur bouche. Ils brandissent de longues épées, à l'extrémité recourbée, en hurlant des cris de guerre et des obscénités. Leurs bras dressés vers le ciel, ils s'avancent vers la mer dans laquelle ils s'immergent totalement. La mer, avec son éternel mouvement de va-et-vient, symbolise le retour incessant de la vie et de la mort; comme la Déesse Mère elle est la matrice d'où tout provient, où tout retournera. N'est-ce pas de la mer même que surgit le Kerala?
Des feux sont allumés sur la grève, autour desquels les femmes exaltées dansent en agitant avec frénésie leurs longues chevelures défaites, que la sueur et l'eau salée font ressembler à un nid de serpents. Elles agitent furieusement la tête, les serpents leur fouettent le visage. Elles semblent déchirées entre la souffrance et l'exultation, riant et pleurant à la fois. Leurs poitrines sont secouées de violents soubresauts, leurs hanches dansent et dansent encore, et l'on reste fasciné devant la beauté troublante de ces femmes en extase, éperdues par tant de liberté.
Autour du temple, les mêmes scènes se reproduisent, mais l'atmosphère délirante franchit toute limite. Les groupes courent de plus en plus vite en tous sens, et les oracles se frappent le front sporadiquement du tranchant de leurs épées. Beaucoup ont le visage couvert de sang, mêlé au jaune du safran, couleur de Shiva mais aussi puissant antiseptique. Certains s'évanouissent, d'autres se roulent à terre autour d'une pierre où les dévots entassent des pièces de tissu rouge vif. Autrefois c'était aussi du sang qui coulait sur cette pierre: elle recevait, dit-on, les sacrifices humains. Des coqs, des noix de coco sont jetés par-dessus l'enceinte sacrée vers le Saint des Saints où siège Mahakâlî. Là, quelques prêtres, loin de la vue du commun des mortels, pratiqueraient des rites tantriques secrets.
Et toujours, dominant le vacarme des tambours, retentissent les mêmes chants lancinants, scandés inlassablement à tue-tête, c'est le cas de le dire! Je n'ai pu obtenir de quiconque la traduction de ce que chantaient les femmes. C'était apparemment trop indécent pour l'oreille jugée chaste et pudique d'un hôte étranger. Par contre, les hommes reprenaient souvent cette complainte: " Tanna ro, tanna ro amme, Kodungalloor amme, Kodungalloor amme panna angil, Kodimaram polula kunna vennam, tanna ro, ...", etc., ce qu'en français on traduirait approximativement ainsi: "O Mère de Kodungalloor, donne-moi un phallus fort comme la hampe d'un drapeau afin que je puisse te baiser bien, toi et les autres femmes..."
Il convient d'aiguiser les instincts sexuels de la Mère Nature, afin que le ciel féconde la terre de ses pluies vivifiantes, et que tous puissent jouir de la vie renaissante. Les oracles se sont préparés par quarante jours de jeûne et de purification, répétant ces mêmes chants en leur demeure, mêlés à d'autres chants de dévotion. Les cérémonies publiques s'achèvent dans l'allégresse générale par l'apparition du rajah, descendant des rois de Muziris. Il ouvre dignement une ombrelle et c'est le signal qu'une foule immense, réfugiée à l'ombre de gigantesques banians, attendait. Son geste marque l'ouverture exceptionnelle du temple aux basses castes, la suppression de toutes frontières entre les êtres. La foule surexcitée, soulevant des nuages de poussière et armée de bâtons, se rue dans la lumière pour une course folle autour du temple, dont elle frappe la toiture à qui mieux mieux. Trois petits tours rituels et puis s'en vont, jusqu'à l'année prochaine. Essoufflé par le 1500 m, aveuglé par la poussière mais tout à fait ravi, chacun s'en retourne chez soi, dans une cohue indescriptible.
Et puis la mousson viendra, avec son cortège de pluies diluviennes. La nature renaîtra, comme elle le fait depuis toujours pour assurer le bonheur des hommes. Ce qui prouve bien que la Déesse-Mère sait entendre les suppliques de ses fidèles, et que tous ces rituels étranges ne sont pas dénués de sens. Quoiqu'on en pense...
Il reste peu de terres encore secrètes à découvrir. Perdues dans l’Himalaya, à la frontière de l’Inde et de la Chine, le Spiti et le Kinnaur sont de celles-là. Résultat des tensions entre les deux géants de l’Asie, ces hautes vallées ont été fermées aux visiteurs depuis plus de trente ans. D’où le surnom de “Vallée Interdite” attribué au Spiti.
De nombreux voyageurs renoncent actuellement à se rendre au Cachemire en raison de la situation politique instable qui y règne. Le gouvernement indien s’est montré soucieux de trouver une destination alternative attrayante pour le tourisme international. Mettant à profit l’amélioration des relations sino-indiennes, il a récemment décidé d’autoriser la découverte de ces vallées mystérieuses, hauts lieux du bouddhisme tibétain. Le Dalaï-Lama se rendra au Spiti en 1996 pour une grande cérémonie d’enseignements “kalachakra”, évènement religieux qui rassemble environ tous les cinq ans des centaines de milliers de bouddhistes du monde entier.
Xavier Zimbardo est le premier reporter-photographe invité officiellement par les autorités indiennes dans cette région encore vierge. Bénéficiant d’une assistance exceptionnelle, il a emprunté l’une des plus hautes routes du monde pour accéder aux villages les plus reculés. Une population souriante dissimule à peine, derrière une discrétion toute bouddhiste, son étonnement et sa joie de recevoir le visiteur étranger.
La rivière roule blanche, infiniment blanche. Tout à la fois opaque et rayonnante. Est-ce la violence de l’écume en colère qu’elle soulève dans sa course qui la colore ainsi, ou les millions de galets qu’elle entraîne et détruit? Mon guide fait glisser dans le creux de ma main une poignée de cailloux minuscules, ronds et lisses comme des perles. Il me sourit largement, sans mot dire, heureux de son présent. Il a compris mon bonheur d’être enfin là, si près du Toit du Monde, en ces lieux inconnus.
Impossible de nous parler. Le torrent rugit avec la fureur d’un fauve déchaîné, et son cri rebondit contre les parois vertigineuses des gorges dont il surgit. Spectacle de fondation du monde. Chaos de roches anéanties, éboulis titanesques, glissements de terrains menaçants. Le paysage a quelque chose de lunaire et de fatal.
Pas un arbre, pas un brin d’herbe. La rivière s’engouffre et déferle en dévorant la montagne avec une voracité monstrueuse. “Vallée Interdite”. La terre du Spiti n’a pas usurpé ce nom évocateur, chargé de mystère, vaguement inquiétant. Peu à peu, la végétation s’est éteinte. Le regard embrasse la montagne et se trouble face à tant d’austère nudité. Nous sommes bien dans l’Himalaya, égarés au coeur de la demeure des dieux.
Le manque d’oxygène dessèche les narines et les paupières brûlent, mais l’air est si pur qu’il énivre. Les livres sacrés de l’Inde affirment que le vent est la respiration divine du Cosmos. Les dieux, dans cette région sauvage, ne sont sûrement pas asthmatiques! Dévalant les étroits corridors montagneux, leur souffle impitoyable provoque d’invraisemblables tourbillons de poussière où la piste se perd.
La vallée du Spiti emprunte un long couloir désertique perché entre 32OO et 46OO mètres d’altitude, cerné par de gigantesques murailles himalayennes. Le vent y vagabonde tel un roi en ses domaines. Il est la seule voix au sein de cette démesure où tout se tait. Dès le mois de novembre, il apporte avec lui la neige en abondance. Elle bloque alors tous les accès de la vallée qui se replie sur elle-même pour de longs mois, jusqu’en avril ou mai. C’est le temps des longues veillées hiver-nales, où les vieux transmettent des contes millénaires. On attend patiemment que la nature se réveille.
Alexandra David-Neel, découvrant ces reliefs fantastiques, fut bouleversée. “Nous regardions cet extraordinaire spectacle, muets, extasiés, prêts à croire que nous avions atteint les limites du monde des humains et nous trouvions au seuil de celui des génies.”
Au bout de tant de solitude et de silence, découvrir soudain un village, en haut d’un chemin aux interminables lacets, relève de l’enchantement ou du mirage. Des champs rieurs, plantés d’orge et de froment, s’étagent en terrasses dorées enserrant deux lacs jumeaux, ouverts sur l’azur comme de grands yeux bleu profond. Miracle du travail des hommes qui construisent des réservoirs et irriguent avec ténacité ces sols ingrats. Nourries par les glaciers et la fonte des neiges, les plus larges rivières sont pérennes. Elles assurent les besoins en eau pour une maigre récolte par an.
Les maisons, parfois de pierre ou de bois, le plus souvent en pisé, se blotissent les unes contre les autres comme pour mieux se réchauffer ou se protéger. Les ruelles tortueuses s’enchevêtrent en un labyrinthe inextricable pour l’étranger. Des théories de femmes gravissent la montagne et redescendent en lent cortège, le dos ployé sous leur charge de fourrage. Quelques jeunes villageoises ont revêtu leurs plus beaux atours pour nous accueillir. Châles multicolores et coiffures délicate-ment brodées, surabondance de bijoux en or, argent, turquoise. Elles sourient timidement.
Mae Ching, un vieillard au visage parcheminé, front et joues crevassés de rides, m’entraîne avec une mine ravie vers le temple du village. Il me présente avec fierté Tchentchen, le dieu local, personnage tout à fait effrayant. Chaque demeure, chaque famille, chaque village possède ainsi sa cohorte de divinités protectrices à honorer et ses démons perpétuellement courroucés à apaiser.
Tous ces cultes magico-religieux coexistent pacifiquement avec diverses variétés de bouddhisme tantrique. Kinnaur et Spiti abritent quelques-uns des plus antiques temples bouddhistes tibétains. Le Dalaï-Lama s’est rendu à Kalpa au Kinnaur en 1992, et il donnera en 96 au monastère de Tabo une grande cérémonie d’enseignements kalachakra qui devrait rassembler dans le Spiti plusieurs centaines de milliers de fidèles du monde entier.
Quelles que soient l’influence du bouddhisme et la couleur du bonnet des lamas, Mae Ching se garderait bien d’offenser les esprits. Il me raconte, sur le ton de la confidence, les yeux encore brillants d’effroi, comment il rencontra un soir l’un d’eux. Revenant un peu ivre d’une fête au hameau voisin,il croisa soudain, venant de l’autre côté de la route, un âne. Il décida pour s’amuser d’enfourcher l’animal. A peine avait-il parcouru quelques mètres sur le dos de la bête que celle-ci le jeta à terre.Il pensa que l’alcool lui avait fait perdre l’équilibre. Mais quand il se releva, l’âne avait disparu! Prodige! Racontant sa mésaventure au village, le lendemain, nul ne douta qu’il avait évidemment eu affaire à un démon moqueur...
Quand la menace est plus sérieuse, on fait appel à un moine-lamaïste qui pratique alors l’exorcisme contre monnaie sonnante et trébuchante. Dans le cas où un malade se trouve en grave danger, le lama entreprend de tromper la mort en organisant un faux enterrement. “Ca marche parfois”, affirme Mae Ching devant ma mimique incrédule. “L’ennui, quand ça rate” ,ajoute-t-il avec embarras, “c’est qu’il faut alors payer d’un coup le moine pour deux enterrements, le vrai et le faux.”
Je plonge le nez dans ma tasse brûlante de thé salé au beurre de yak pour ne pas éclater de rire.
Après tout, tous les miracles sont ici possibles. A l’autre bout de la vallée, à Kibber, le plus haut village d’Asie, juché à près de 43OO mètres au pied des neiges éternelles, on fait bien pousser des petits pois! Oasis de verdure improbable dans ce désert froid aux pentes nues, offertes à la chaleur vermeille du soleil qui descend. La lumière vers le soir s’adoucit, caressante, estompant les silhouettes courbées des paysans. Elle remonte lentement son drap d’ombre où la montagne s’enfouit, s’endort,disparaît. Continent vertical basculant dans la nuit.
Parfois, au tournant de la route, une fragile barrière nous arrête. Un fonctionnaire solitaire, encombré de papier carbone, si incongru en ce bout du monde perdu, s’emploie à contrôler pour la énième fois nos permis de circuler, notant avec une précision surréaliste l’heure exacte de notre passage, notre âge, le prénom de notre père, le village d’où l’on vient, le village où l’on va. Puis, son devoir accompli, il renonce à sa bureaucratique raideur, s’essuie le front d’un revers de sa manche souillée de sueur en nous invitant à prendre le thé sous sa tente. “Indian style”, celui-là, avec énormément de sucre et de lait.
A part des camions de soldats qui passent dans un bruit d’enfer, traînant un panache de fumée noire, le pauvre homme ne voit pas grand monde et s’ennuie ferme. En 1962, la Chine se rua sur l’Inde, lui infligeant en moins de deux mois une humiliante défaite et occupant l’Aksaï Chin. Le nationalisme indien a mal digéré cette atteinte à son prestige et à son intégrité territoriale. Depuis lors, la région est demeurée fermée aux touristes, indiens ou étrangers, et chasse gardée des militaires.
Même si l’essentiel de leur activité consiste à lutter contre le froid et les engelures... Au mois de janvier, pendant les jours de froid extrême, la température peut descendre jusqu’à -4O°C.
Avant que l’armée indienne n’ait construit une route d’accès, il fallait plus d’un mois de marche périlleuse, par des sentiers escarpés, pour parvenir jusqu’au Spiti depuis Shimla, la capitale de l’Himachal Pradesh dont la vallée dépend aujourd’hui administrativement. Longtemps disputé au cours de l’Histoire entre ses voisins plus puissants du Tibet, du Ladakh ou du Cachemire,le Spiti a toujours eu bien des difficultés pour sauvegarder quelque indépendance. Trop peu peuplé, il n’a jamais possédé sa propre armée. Pour échapper au pillage, ses habitants acceptaient de payer tribut à des suzerains menaçants.
Si cependant une attaque s’avérait imminente, ils s’avertissaient par d’immenses feux allumés au sommet des montagnes, visibles par toute la vallée. C’était le signal pour déserter villages et monastères, trouver refuge au plus vite dans d’inaccessibles sanctuaires rocheux, comme le vertigineux fort de Dhankar, un véritable nid d’aigle. On restait caché dans la montagne jusqu’au retrait des envahisseurs.
Au 17ème siècle, pourtant, le Spiti fut victime d’une attaque du Ladakh. On recourut à la stratégie habituelle de fuite précipitée. Hélas, les Ladakhis décidèrent de s’installer dans la vallée pour passer l’hiver! Les Spitipas, agacés, recoururent alors à la ruse. Ils firent assaut d’amitié envers l’occupant et l’invitèrent à une grande fête copieusement arrosée de chchang, la liqueur forte qui procure chaleur et joie. La suite se laisse aisément deviner. Quand ces braves Ladhakis furent bien saouls, les Spitipas leur coupèrent le cou. A l’heure où l’on essaime des missiles nucléaires un peu partout sur leurs sommets, les Spitipas reconnaissent volontiers que leurs tactiques traditionnelles sont un peu démodées.
Même leur Seigneur ancestral, qu’on appelle le Nono, a perdu presque tout pouvoir politique. Grand propriétaire terrien lui-même, il continue de recueillir la dîme que les paysans versent au monastère. Il jouit du respect de ses concitoyens, car les rapports de caste, ici comme partout en Inde, conservent leurs exigences. En particulier dès qu’il s’agit de mariage.
Le Nono ne saurait épouser qu’une princesse de son rang, et il ne subsiste malheureusement que cinq familles Nonos. Celles-ci acceptent parfois de donner leurs filles à de bonnes familles de la haute caste des Khangchang, mais pas de recevoir les filles de ces derniers. Le destin de Nono a des rigueurs cruelles, sa noble lignée s’éteind lentement.
Je me risque à lui demander l’origine de ce titre bizarre qu’il porte. Drôle de nom, à dire vrai, que Nono, pour un prince! Pourquoi pas Riquiqui ou Roudoudou? “C’est en effet un surnom affectueux que l’on donnait familièrement aux enfants”, m’explique Son Altesse avec sa courtoisie coutumière. “Plus précisément au benjamin dans certaines familles ladakhis. Au 1Oème siècle, le Spiti fut donné à l’un des trois fils du roi du Ladakh. Probablement au plus jeune, le petit Nono. Mon ancêtre.”
Une famille proche du Nono gouvernait aussi la vallée adjacente du Kinnaur. Celle-ci constitue aujourd’hui la meilleure voie d’accès pour un voyageur désirant se rendre au Spiti. Moins haute en altitude, elle s’élève graduellement, permettant de s’acclimater à un air qui s’appauvrit en oxygène. Le Kinnaur offre un paysage forestier moins austère. Les grandes forêts de conifères fournissent du bois de construction en abondance et atténuent l’érosion des sols en retenant la terre sur les pentes. Car au moment de la mousson, les avalanches de boue bloquant les routes ne sont pas rares. Dans la basse vallée, des champs de tournesols, des vergers généreux en pommes et en abricots égaient l’approche des villages.
A l’autre extrémité du Spiti, on quitte les paysages lunaires par Kunzam Pass, à 459O mètres. Vers la fin de l’été, ce n’est pas la neige qui obstrue le passage des cols, mais le défilé sans fin d’immenses troupeaux. Des milliers de chèvres et de moutons abandonnent les plus hauts pâturages pour les régions de moyennes collines. Vision biblique que ces rudes bergers au regard perçant, poussant dans des nuages de poussière leurs bêtes innombrables par d’âpres chemins de pierre.
Le retour dans la “civilisation” m’a laissé quelque temps surpris. Bruit et odeur des voitures, vocifération des téléviseurs que les Indiens aiment brancher à tue-tête, air conditionné, air artificiel... Et puis, tout autour, la forêt épanouie, la profusion de la verdure, les fleurs souriantes, si fraîches, si printanières, jaillissant partout sur les pentes douces des collines enlaçant Manali, au sortir de Rohtang Pass. Si peu à photographier dans ce paysage heureux appartenant au monde connu, familier. Si proche, si humain, si rassurant. Envie et besoin de repos, avec la sensation de revenir de très loin, d’une autre planète, la gorge encore serrée de trop d’ivresse. Milarepa le poète, le vieux sage tibétain,auteur des Cent Mille Chants, me prodigue ses conseils à l’oreille: “Tu crois te libérer en gagnant là-bas les montagnes. Tu fuis toujours ailleurs, mais ton désir de liberté est illusion. Reste donc ici pour détruire les illusions de ton esprit.”
Les pluies de mousson diluviennes ont quitté les rues. L'automne est arrivé, et avec lui la grande fête annuelle de Dussehra, qui marque la victoire du Bien sur le Mal. Malgré la peste menaçante, elle met toute l'Inde en joie. A Kulu, au pied de l'Himalaya, plus de 2OO dieux descendent des montagnes pour soutenir Rama, le Prince Charmant, contre le méchant démon qui lui a volé sa belle. Au Bengale, on célèbre avec une liesse particulière Durga, la déesse-mère, reine de Calcutta, qui terrassera cette fois encore les démons en triomphant de toutes les calamités.
Ce soir, une vague de folie semble submerger Calcutta. Toute la ville, dans un immense tumulte, se rue vers le Gange. En proie à une véritable fureur iconoclaste, la voilà qui jette les statues de ses dieux, ses dieux si vénérés, par milliers dans les flots de la rivière sacrée. Pas un ne doit s'en sortir. A la noyade les dieux! On ne fera pas de quartier!
Une caste de Pygmalions
Mon guide m'entraîne en silence dans un labyrinthe de ruelles humides. Il faut prendre garde à ne pas buter dans les tas d'argile trempés obstruant sans cesse le chemin, ou dans quelque rat s'enfuyant à toutes pattes. Je semble bien le seul à redouter la peste... Soudain, le guide pousse une porte, s'efface. Mes yeux fouillent la pénombre. Vision cauchemardesque! Des êtres terrifiants aux visages tordus de douleur, affreusement grimaçants, ont envahi la misérable bicoque.
Leurs larges épaules nues comme leurs torses virils sont ruisselants de sang. Un serpent noir s'enroule autour de leur cou en sifflant tandis qu'un lion féroce s'apprête à les dévorer. Impossible d'échapper à une mort atroce: des femmes farouchement belles, les seins resplendissants, agrippent ces mâles velus par les cheveux d'une main souveraine, empêchant toute fuite. Elles se dressent fièrement sur le cadavre d'un buffle sanguinolent qu'elles viennent de décapiter.
En bref, c'est l'horreur, le drame absolu, un carnage! Mais ces scènes horribles n'empêchent apparemment pas une demi-douzaine de pauvres hères de dormir du sommeil du juste, étendus en chien de fusil à même le sol de terre battue. Ils sont porteurs, potiers ou peintres. Et surtout faiseurs de dieux!
Demain, c'est Durga Puja, la plus grande fête de Calcutta, et tout commence ici, à Kumartuli, un des faubourgs misérables de cette ville tentaculaire. Mais peuplé par une caste d'artisans très respectée: véritables Pygmalions, ils confectionnent avec un remarquable savoir-faire les idoles multicolores protectrices de la cité. Ils sont trois mille à travailler dans quelque deux cent cinquante cabanes sombres et mystérieuses aux allures de cavernes d'Ali Baba.
Une fête nationale
Un bon quart de cette corporation affectée au service des dieux est aussi organisée en syndicat par le Parti Communiste Indien(PCI-M). On a beau côtoyer de près l'Olympe et le Kailasha, il faut bien défendre son riz au curry... D'autant que les cadres du Parti lui-même, au gouvernement de l'Etat du Bengale Occidental depuis dix-sept ans, manquent rarement une occasion d'inaugurer toutes les cérémonies religieuses qui se présentent. Quand ils n'en prennent pas eux-mêmes l'initiative, bien que se réclamant toujours d'un marxisme athée... En Inde, pays de tolérance quoiqu'on en dise, nombre d'Hindous fêtent Noël de bon cœur avec les Chrétiens et voient dans Jésus un avatar du dieu bleu Krishna. Alors, pourquoi Karl Marx le rouge ne serait-il pas l’énième incarnation de Vishnou?
Sur Market Street, à un jet de pierre de la mosquée, le son des coups de marteau répond en ce vendredi aux appels du muezzin. La jeunesse du quartier travaille avec ardeur pour que le logis de Durga soit achevé à temps. Ces jeunes bénévoles sont pour la plupart musulmans, et ils veulent être certains que tout sera prêt pour accueillir la déesse et sa famille. Ils ne supportent pas seulement le fardeau du travail en commun avec les jeunes hindous, mais ils occupent souvent d'importantes positions dans les comités d'organisation de la puja. Plus encore qu'une fête hindoue, on prépare une fête nationale, véritable facteur d'unité.
Dix bras pour triompher du Mal
Celle que l'on fête aujourd'hui s'appelle Durga, la déesse-mère, "l'Inaccessible". Elle porte nombre de titres, mais par-dessus tout elle est Shakti, l'Energie féminine. Il est de tradition dans les familles indiennes qu'après le mariage les jeunes femmes reviennent quelque temps chez leurs parents. Comme elles, une fois l'an, Durga quitte quelques jours le Mont Kaïlash, où elle réside avec son époux Shiva, pour retourner dans sa famille. A Calcutta, on l'accueille avec ferveur comme la fille de la maison. Elle est puissante, c'est elle que la communauté invoque pour lutter contre les calamités naturelles ou les mauvais penchants de chacun. Puis, après l'avoir fêtée dignement, offert des sacrifices en son honneur, on la jette dans le Gange pour qu'elle puisse retrouver son mari. Car dans la mythologie hindoue, le Gange, qui purifie toutes choses, n'est autre que la chevelure de Shiva.
Pour figurer la force surhumaine de Durga, ses dévots lui ont accordé dans le passé jusqu'à 32 bras. Dans sa représentation actuelle, il lui en reste dix, qui symbolisent les directions de l'espace et la domination universelle. Déesse de la Destruction, la belle ne semble pas d'une nature fragile. Elle a la lourde charge de triompher du Mal, et accordons-lui que, pour cela, dix bras ne seront pas de trop. Certains prétendent ironiquement qu'elle est le parfait symbole de la Mamma indienne: avec huit bras invisibles pour parvenir à s'occuper de leurs nombreux enfants qui braillent dans tous les sens...
Pour ces réjouissances familiales qu'on lui consacre, un éminent cortège de divinités l'accompagne: ses enfants Ganesh, dieu à tête d'éléphant monté sur un gros rat malin, et son frère Karttikeya, dieu de la Guerre juché sur un paon; ses consoeurs Lakshmi et Sarasvati, elles aussi déesses-mères en tant qu'épouses respectives de Vishnou et Brahma, qui composent avec Shiva la Sainte Trinité de l'Inde. Sans oublier le vilain démon-buffle Ashura et le féroce lion de Durga.
Une joyeuse frénésie
Les statues sont commandées soit par des familles riches, qui pratiquent les Pujas dans leurs vieilles demeures bourgeoises aux façades rongées par les pluies de mousson, soit par des communautés de voisins. Dans ce cas, un Comité d'Organisation procède à la construction de Pandals, édifices religieux temporaires donnant directement sur la rue. Comme le festival occasionne de grosses dépenses, une des principales tâches des Comités est de collecter des fonds. Le plus souvent par souscriptions, donations, recettes publicitaires: les marques de dentifrice, de machines à laver, de boissons gazeuses tiennent en lettres grasses la dragée haute aux dieux. L'argent rentre aussi parfois par des procédés moins légaux: certains groupes musclés de hooligans font pression sur les hommes d'affaires et les commerçants de leur quartier. Ils promettent d'assurer leur protection contre d'éventuelles "calamités" s'ils se montrent généreux envers Durga. Du racket pour le compte du Bon Dieu, il fallait y penser!
Toute la joyeuse bande de statues bariolées quitte les ateliers des potiers en d'invraisemblables équipages. Elles s'en vont vacillantes dans le jour qui s'éteint, jetées sur les épaules rugueuses de troupes de coolies décharnés. Suant et hurlant pour ouvrir le passage devant eux, ils tanguent et vacillent sous l'énorme charge qui menace à chaque pas de basculer et se briser. Au bout du dédale de ruelles étroites et glissantes, une armada de camions-bennes les attend.
Des groupes de jeunes gens surexcités dansent des farandoles, soufflant dans des trompettes et des conques, agitant clochettes et grelots, tapant dans leurs mains, sur des gongs, des cymbales, des tam-tams. Le but ultime étant bien sûr de provoquer le plus de vacarme possible. Plus loin, des centaines de Dhakis, joueurs de tambour professionnels, font eux aussi un beau tapage pour attirer l'attention d'employeurs potentiels. C'est au rythme de leurs instruments qu'une joyeuse frénésie gagnera les processions.
Mais de nos jours, ce sont les haut-parleurs à plein volume qui triomphent. Les conques traditionnelles sont reléguées au rang des accessoires par les musiques de films à la mode, et la cacophonie est à son comble. Le niveau de bruit moyen au centre de Calcutta dépasse les 90 décibels, le double de la limite tolérable admise par l'Organisation Mondiale de la Santé. Même les zones dites "de silence" ne sont pas épargnées et connaissent des seuils alarmants. Des médecins se sont plaints auprès du Bureau de Contrôle de la Pollution d'avoir dû renvoyé des malades de leur hôpital tant le bruit aux alentours était assourdissant.
Les soirs précédant le festival, des centaines de camions assiègent donc le quartier de Kumartuli, pleins à ras bord de leur précieux chargement d'idoles et de joyeuses bandes tonitruantes. On rencontre alors à tous les croisements des ribambelles de dieux en balade par les rues, les uns à dos d'homme, les autres en camion, au milieu des klaxons qui vocifèrent, des flics en uniforme blanc couverts de poussière qui s'époumonent à cracher dans leurs sifflets, du chaos des véhicules agglutinés aux carrefours en une inextricable mêlée. Durga, avec ses dix bras tournés dans toutes les directions, paraît vouloir mettre un peu d'ordre dans cette incroyable anarchie. Si elle y parvient jamais, on pourra crier au miracle!
Manifestation de la richesse des puissants
Le Bengali, bien qu'il soit la victime régulière de toutes sortes de calamités, pénurie, famines, dysenterie, sécheresse, inondations, partition avec ses flots de réfugiés, urbanisation sauvage, circulation infernale, tel le Phénix retrouve lors des pujas un maximum de vie pour les douze mois à venir. Le mouvement des foules joyeuses, les accolades où l'on se souhaite entre amis et voisins tout le bonheur possible, les nouveaux habits et les frais saris qu'on étrenne en cette occasion, redonnent au Bengali un tonus exceptionnel.
Ceux qui ne connaissent Calcutta que par la lecture de "La Cité de la Joie" seraient surpris de découvrir cette ville au moment de Durga Puja. Un immense tourbillon l'agite, fait de musiques et de rires, de millions de promeneurs émerveillés qui sillonnent en tous sens la ville illuminée. Ils ne dormiront pas de la nuit pour pouvoir contempler, ne fut-ce qu'un instant, avec d'intenses regards d'enfants, le plus grand nombre possible de ces fascinantes statues multicolores aux pouvoirs magiques mystérieux.
Les bidonvilles n'ont certes pas disparu comme par enchantement. Mais Calcutta est aussi, on l'oublie souvent, la capitale intellectuelle de l'Inde, avec une activité commerciale et une vie culturelle intenses. Ce sont les classes moyennes qui affichent durant ces quatre jours leur réussite sociale et leur soif de vivre. Durga Puja a toujours été une manifestation ostentatoire de la richesse des puissants du jour.
Au XVIIIème siècle, les Rajas recevaient en grande pompe les Sahibs blancs de la Compagnie des Indes Orientales et les officiers de Sa Majesté. On débouchait force bouteilles d'excellent vin venu d'Europe pour accompagner les meilleurs mets de l'Hindoustan tout en s'amusant avec des danseuses et des prostituées. Au XIXème, les soldats britanniques présentaient les armes au passage des processions, et le vice-roi faisait tirer vingt et un coups de canon en l'honneur de la puissante déesse. Les artistes indiens de l'époque avaient eu la savoureuse idée de la représenter sous les traits sévères de la reine Victoria... Puis, jusqu'au milieu de notre XXème siècle, les gros marchands de Calcutta et les zamindars, grands propriétaires terriens, organisèrent des pujas à leurs résidences, y accueillant en de somptueux festins toute la haute société de la ville. La prospérité déclinante et la perte d'influence de ces couches sociales entraînèrent l'apparition des pujas dites communautaires d'aujourd'hui, où des groupements de voisins engagent les dépenses nécessaires pour ces coûteuses cérémonies.
Rites de fertilité et de fécondité
La famille d'Aloke Krishna Deb. est l'une des rares vieilles familles traditionnelles à pratiquer les rites dans leur intégralité. Plus de soixante-dix personnes habitent la grande maison patricienne, et quelques centaines de proches les ont rejoints. Tous ont revêtu de nouveaux vêtements, comme le veut la coutume. Au lever du soleil, précédée par le tohu-bohu d'une fanfare crasseuse, rasée de près par des autobus hors d'âge lancés à tombeau ouvert, la procession se dirige au pas de course vers le Gange. Le prêtre était en retard et il ne faut plus traîner si l'on veut bénir la branche de bananier dans les eaux sacrées avant que l'heure propice, déterminée par les astrologues, ne soit passée. Symboles de fertilité et de fécondité, on déposera ces feuillages aux pieds de Durga, sans manquer de lui offrir aussi chaque matin un sacrifice de sang.
Mais le dieu Vishnou, également honoré par cette famille, est contre les sacrifices. Il professe l'ahimsa, le respect absolu de la vie. Aussi, pour ne pas lui faire de peine, peu avant le moment douloureux, on couvre la statue de Vishnou d'un linge, et on l'emmène avec beaucoup de solennité dans une pièce suffisamment éloignée pour qu'il ne voie ni n'entende rien... Trois petites chèvres noires attendent tranquillement leur tour dans la cour de la maison, on les caresse, on leur met des colliers de fleurs, et on installe un billot pour la décapitation.
Le prêtre récite des mantras, toute la nombreuse famille s'installe sagement sur deux files. A un bout Durga, la chèvre et le prêtre. Trente mètres plus loin, le billot qui attend. Les mômes qui traversent se font vertement enguirlander. Les tambours résonnent, Monsieur Aloke Krishna tape sur le gong à tour de bras, tout le monde retient son souffle... Tiens, mais où est le bourreau? Pas possible, il n'est pas arrivé? Mon guide me glisse à l'oreille qu'il a sans doute trop bu la nuit précédente: "Il travaille aussi à brûler les morts au ghat des crémations, ces gens-là prennent beaucoup de liqueurs fortes!" Résultat, l'heure propice est passée. La chèvre bénéficie d'un sursis de quatre vingt-dix minutes. Ces petits contretemps font, en Inde, partie de l'ordinaire: "Indian time, Sir! No problem!"
Il y a, en attendant, largement de quoi s'occuper avec la statue: se prosterner devant elle front contre terre, lui jeter des poignées de fleurs à la figure, l'enfumer avec des bâtonnets d'encens, lui chatouiller les doigts de pied pour lui témoigner son respect... Tout cela est très sérieux, mais tous s'amusent comme des fous. L'Inde n'a pas le vin de messe triste, et les lieux de culte possèdent souvent l'exubérance d’une cour de récréation enfantine.
L'amour des dieux n'a pas de prix
Or, qu'y a-t-il de plus amusant pour un enfant que de casser ses plus beaux jouets? Le Bengali en la matière a fait très fort. Il dépense une petite fortune pour posséder la plus belle Durga, il l'habille richement, la dorlote et la chouchoute pendant cinq jours, et puis il la balance dans le Gange!
Le dernier soir, c'est la ruée vers le fleuve sacré. Tout Calcutta converge vers huit ghats, ces gradins au bord de la rivière où l'on se savonne copieusement en pratiquant les ablutions rituelles. A dos d'homme et en camion, la joyeuse bande de dieux multicolores fait sa dernière promenade en ville, saluée au passage par des foules en extase et des rafales de pétards. L'ambiance pour descendre les dernières marches avant la grande noyade frise le délire.
Sueurs et hurlements des porteurs écrasés par la masse des fidèles, terrassés par le poids monstrueux qui pèsent sur leurs épaules. Mélange de tristesse et de désarroi, de passion et d'allégresse dans la multitude assemblée pour dire adieu à la déesse. Gosses des bidonvilles qui plongent pour récupérer tout ce qui peut être revendu, malgré les cris de protestation des dévots hurlant au sacrilège. Cette mise à mort des dieux en cette nuit d'apocalypse a quelque chose de grandiose et de dérisoire.
Le nombre de pandals édifiés dans le Grand Calcutta est évalué à quinze mille, et à trente-huit mille pour le Bengale occidental. Les statues sont souvent de très belle facture et on estime qu'au total, la valeur de plusieurs dizaines de millions de francs serait ainsi jetée ce dernier soir dans les flots du Gange. Mais l'amour de Dieu n'a pas de prix.
Les Bengalis voient ça avec humour: un étudiant rentre tout essouflé de l'Université. Sa famille, après avoir engagé de grosses dépenses à l'occasion de Durga Puja, a des difficultés à joindre les deux bouts. Aussi a-t-il eu une excellente idée: "Papa, maman, j'économise de l'argent. Maintenant, je rentre de la fac en courant derrière l'autobus.
- Tu es un idiot, lui lance son père. Pourquoi ne cours-tu pas plutôt derrière un taxi? Tu économiserais encore plus d'argent!"
Le plus grand camping divin de la planète
Au moment même où les derniers pétards explosent à Calcutta, les lampions de la fête s'allument à Kulu, dans la Vallée des Dieux, au pied de l'Himalaya. Une des plus belles vallées du monde, aux versants couverts de fleurs et de vergers, cernée de montagnes vertigineuses coiffées de neiges éternelles. Et pour le sens de la magie et de la démesure, les villageois de cette région n'ont rien à envier aux Bengalis.
Là aussi, les forces du Mal donnent du fil à retordre à celles du Bien. Le vilain démon Ravana a enlevé la belle Sita, compagne du dieu Rama. Celui-ci entreprend bien sûr de la récupérer, et cette reconquête a donné lieu à l'une des grandes épopées de l'Inde, le Ramayana. Récit tout aussi mythique que l'Iliade et l'Odyssée, mais auquel les Hindous accordent autant de foi que les Chrétiens au Nouveau Testament.
En bref, après quelques milliers de pages et maintes péripéties, Rama triomphe des méchants et retrouve sa belle non sans lui avoir fait quelques doux reproches. Tout est bien qui finit bien et cela réjouit le cœur de centaines de millions de fidèles épris de justice. A Kulu, chaque année, les dieux de tous les temples de la vallée descendent en grand cortège rendre hommage à Rama, appelé ici Ragunath.
Portés par mille sentiers dans des palanquins d'or et d'argent, couverts de fleurs et escortés par des cohortes de villageois endimanchés, ils s'installent sous la tente pour une semaine, sur la grande place du champ de foire. Le plus imposant camping divin de la planète! Chaque matin, ils prennent l'air frais du dehors et la foule vient les prier, les consulter, leur confier ses petits et grands malheurs. Certains dévots pleurent en tendant les bras vers le ciel, d'autres se tordent les mains en ouvrant de grands yeux suppliants. Les dieux, sous l'impulsion de leurs porteurs, sont pris d'une sorte de frénésie chorégraphique, qui va s'accentuant alors que les jours passent.
Autour de leur campement, une fête foraine bat son plein et une vaste foire commerciale attire le chaland entre deux prières. Outils agricoles et châles de laine tissée, restaurants à quatre sous et friandises multicolores ultra sucrées, potiers et quincailliers disparaissant derrière la pyramide de leurs marchandises entassées en d'improbables équilibres, rémouleurs pédalant ferme sur leurs bicyclettes pour affûter les couteaux... Les vendeurs de bijoux de pacotille voisinent avec les astrologues, les diseurs de bonne aventure, les arracheurs de dents et les expositions didactiques du gouvernement vantant les avantages de l'insémination artificielle. Au foirail aux bestiaux, on marchande ferme, et entre deux tasses de thé on profite de l'occasion pour arranger des mariages entre familles.
Trônant au cœur de cette intense activité, le dieu Rama alias Ragunath, avec à ses côtés le Maharaja de Kulu Son Altesse Maheshvar Singh, qui retrouve durant les sept jours de la fête les pouvoirs royaux perdus après l'Indépendance. Il est aujourd'hui membre du Parlement sur les listes du BJP, le parti fondamentaliste hindou. C'est son ancêtre qui, au XVIIème siècle, rapporta d'Ayodhya, lieu de naissance de Rama, la statue qu'on adore aujourd'hui. Son Altesse reçoit les doléances des villageois, et le sixième soir, les dieux eux-mêmes et leurs porteurs se rendront en longue procession sous sa tente pour la saluer en s'inclinant. Confortablement étendue sur des couffins elle baille, tandis que de vieux serviteurs l'éventent de leur mieux.
De spectaculaires sacrifices de sang
Le dernier jour est une apothéose. Partout en Inde, on a alors coutume de brûler une effigie du démon Ravana. Ici, on se contente symboliquement de mettre le feu à un petit tas d'herbe sèche. Par contre, on offre à Durga, honorée ici sous la forme d'Hadimba, de spectaculaires sacrifices de sang. Au bord de la rivière et sur les pentes, toute la foule s'est assemblée en un profond silence. Autour des animaux attachés par une corde à un pieu, tourne avec un visage hagard, hurlant des onomatopées, un gros homme à la langue pendante, les yeux écarquillés: c'est le Gur, une sorte de pythie, et la déesse s'exprime par sa bouche.
D'un seul coup de sabre, le Maharaja tranche la tête d'un énorme buffle noir. Le Gur se précipite et se jette à terre pour lamper le sang, puis il s'empare de la tête sanguinolente, la soulève au-dessus de lui en esquissant quelques pas de danse avant de la jeter violemment sur la foule. Le Maharaja semble pris de nausée et ses proches le soutiennent. Mais le plus spectaculaire reste à venir. Après avoir sacrifié une chèvre, un mouton, une volaille, un crabe et un poisson, il faut reconduire Ragunath en sa demeure.
Celui-ci a boudé les sacrifices en demeurant sur la colline. Incarnation de Vishnou, il professe comme lui la non-violence, et on lui épargne la vue de ces écarts sanglants. Le dieu est juché avec beaucoup de dignité sur un majestueux char en bois, qui pèse plusieurs tonnes. Et le suprême honneur en ce jour consiste à participer au halage du chariot divin. Honneur qui permet d'acquérir des mérites et que chacun se dispute. Et quelle dispute!
Tandis que des milliers d'hommes se bousculent pour se saisir des cordages aux cris de "Jai Shri Ram", "Gloire au Seigneur Rama!", les autres dieux pris de folie se ruent sur la foule aussi vite que le permettent les jambes de leurs porteurs. Les premiers rangs essaient de fuir pour éviter la charge des longs bambous qui supportent les palanquins, mais il est impossible de reculer tant la multitude est dense, compacte. S'ensuit une inextricable mêlée, où dans la confusion on ne discerne plus ce qui domine, entre les rires et la panique.
Le Maharaja et autres "Very Important Persons" très calmes et solennelles se fraient un chemin vers le temple de Ragunath protégés par une armée de policiers. Depuis les balcons des maisons, les habitants tendent leurs mains jointes et jettent des poignées de fleurs sur le cortège. "Quel bazar!", me lance mon guide en termes moins châtiés. "Mais enfin, cela n'arrive qu'une fois l'an..."
Ragunath réintègre son temple, le Maharaja son vieux palais décrépit, et les dieux sur leurs palanquins, peut-être un peu saouls d'avoir trop dansé, regagnent leurs villages d'un pas chancelant.
Au cours de ces deux fantastiques festivals, à Kulu comme à Calcutta, j'ai aperçu dans la foule moins d'une demi- douzaine de touristes blancs. Pour cause de peste. L'Inde, parce qu'elle cultive l'irrationnel, tout à la fois fascine et effraie l'Occidental. Et quand cinquante malheureux meurent de la peste en Inde, notre planète s'affole, boucle ses frontières: l'association des mots Inde et peste à la une de nos médias, cela forme un cocktail explosif dans notre inconscient. Pourtant, au cours des quinze dernières années, la peste a sévi dans plus de vingt pays, du Zaïre au Pérou, de Madagascar à la Californie.
L'Inde moderne a tous les moyens d'affronter ce qui ne constitue plus un fléau. Même si, de l'avis de certains de mes amis indiens, les cérémonies en l'honneur de Durga ne sont sans doute pas étrangères au recul de l'épidémie de peste... Traditions et superstitions ici se portent bien, et vont de pair avec une bonne humeur inébranlable.
Peste ou pas, on continue de rendre un culte aux rats dans le temple de Deshnoke au Rajasthan et de leur faire des visites amicales en d'autres endroits, comme dans le Curzon Park en plein cœur de Calcutta où une colonie de milliers de rats attire des foules amusées, qui leur offre de la nourriture chaque après-midi. D'ailleurs, aucune puja digne de ce nom ne saurait en Inde commencer sans honorer d'abord Lord Ganesh, le dieu à tête d'éléphant qui, selon la mythologie hindoue, chevauche habituellement un rat.
D'où l'on conçoit aisément que les Hindous les plus dévots aient un petit faible pour ces rongeurs. Après tout, on ne va quand même pas liquider, pour quelques méchants bubons, celui qui sert de monture à l'un des dieux les plus éminents...
(1994)