L'Art, la voie du Sacré ?
Propos recueillis par Pascal Greboval, Kaizen mai-juin 2014
Kaizen : Quel chemin avez-vous suivi pour en arriver à photographier le Sacré ?
XZ: À l’origine, je n’avais en moi ni la conscience du Sacré, ni le désir de m’en approcher. J’étais totalement athée, sans la moindre ouverture à quelque forme de spiritualité que ce soit. J’étais avant tout un militant, très engagé dans des combats sociaux, profondément ancré dans le courant marxiste. Je ne renie pas cette époque aujourd’hui, ni les luttes pour des changements révolutionnaires qui la jalonnaient ; je pense simplement qu’il est tout autant nécessaire et urgent de travailler sur soi.
Alors que je traversais une profonde crise d’anxiété sur l’avenir de notre planète, j’ai reçu des signes confondants d’une Présence Invisible qui me montrait qu’elle savait tout de moi. Je nomme cette Force omnisciente et omniprésente ainsi parce que l’on a usé et abusé du nom de Dieu, et parce que la Présence Invisible, ce n’est pas du masculin. Cela m’agace cette idée d’un Dieu mâle et paternaliste. J’aime bien en Inde la représentation de Dieu sous une forme certes anthropomorphique mais où un dieu et une déesse apparaissent en un même corps au travers duquel ils s’étreignent et se déploient.
Tout le monde sans doute reçoit des signes adaptés à sa personne mais beaucoup n’y sont pas attentifs. Il faut être passé par une forme d’éveil, avoir été bousculé par la vie de façon à être devenu disponible. Les périodes de crise sont propices pour cette ouverture. Ensuite, tout dans la vie est désormais perçu comme une initiation. Il n’y a pas de bons ou de mauvais moments, tout est passionnant à découvrir. On s’accepte étudiant pour toujours.
Ces signes dans mon cas sont très personnels et je ne désire pas m’étendre là-dessus. Je ne crois pas pouvoir décrire avec de simples mots une telle expérience : elle est au-delà des mots et même des pensées. De plus, ce serait vain : si on pouvait prouver l’existence de « Dieu » par une formule simple ou une explication incontournable cela aurait été fait depuis longtemps, on ne m’aurait pas attendu.
Pour avoir été moi-même longtemps fermé à la spiritualité, je comprends et respecte tous ceux qui pourraient se montrer incrédules.
En tout cas cela m’a conduit à une réelle vigilance, une attention tranquille à ces signes qui me guident sans cesse. Cette prise de conscience est réellement bienfaisante. Elle permet d’avancer dans un espace subtil où se mêlent l’ombre et la clarté en un profond mystère.
Par exemple, la première fois où j’ai pu assister à une fête de Holi (parfois appelée « fête des couleurs », c'est la célébration hindoue de l’amour et du printemps) j’ai été guidé par des suites singulières de coïncidences hallucinantes. Il m’est difficile de résumer ça en quelques lignes dans le cadre d’une interview mais j’ai bien l’intention d’en témoigner dans un livre que j’intitulerai « Le Moissonneur d’Étoiles ».
Kaizen : Quelle serait votre définition intime du Sacré ?
XZ: Le sacré se définit en opposition au profane. Or plus on progresse en conscience, plus le domaine du profane se réduit et se dissout, plus l’espace du sacré s’étend et se répand, d’abord en nous-mêmes puis dans tous les aspects de la vie.
Je m’intéresse à la photographie en ce qu’elle révèle d’obscur et de lumineux, à la photographie en tant qu’art et approche du numineux (du latin numen : divinité, puissance divine), du sacré. Qu’est-ce que le sacré ? C’est tout ce que je ne pourrais vous dire mais qu’au travers de l’œuvre on parviendra peut-être à sentir. « J’ai pétri de la boue et j’en ai fait de l’or », écrivait Baudelaire. Et par « or», il faut bien sûr entendre la seule vraie richesse, notre poétique vérité, pas les lingots qu’on empile pour, à son dernier souffle, prononcer avec un ultime regret « Rosebud ». La tâche de l’artiste reste la même, celle d’un alchimiste qui dévoile et transcende.
Kaizen : Quelle différence feriez-vous entre le Sacré et le Religieux ?
XZ: Le sacré est au cœur de toute forme de spiritualité, et aussi de toutes les religions. A l’origine le religieux désigne « ce qui nous relie ». Le problème avec les religions instituées c’est que les rituels y ont souvent pris le pas sur l’essentiel, ce noyau indicible de ferveur, de poésie, de sagesse et d’amour qui fondent ces rituels et les justifient. Ce noyau est commun à toutes les religions, à toutes les spiritualités. Il est au-delà de l’humain et en même temps le meilleur de celui-ci. Quand les rituels prennent la place de cet essentiel on sort de la fascination et de l’extase pour entrer dans la mystification. Les rituels deviennent des masques. Ils devraient aider ceux qui les accomplissent à se souvenir du cœur de notre quête intime, ou faciliter la progression vers cet essentiel de l’Être que l’on trouve au bout de toute recherche spirituelle. Or, ils sont souvent devenus plus importants que l’intime vérité qu’ils célèbrent. Ils se sont sclérosés à force de répétition, à force surtout de prétendre avoir raison contre d’autres formalismes, d’autres rituels, d’autres religions.
Kaizen : Le Sacré est-il unique ou bien revêt-il de multiples formes ?
XZ: En fait, les deux. Il existe un véritable cœur commun du Sacré, quels que soient les lieux innombrables qui font son décor et les aspects insolites qui lui donnent vie. On recense par exemple des millions de dieux en Inde mais les Hindous savent qu’il n’existe qu’une seule force réunissant toutes les autres en une seule âme universelle. Le Sacré pourra bien prendre toutes les formes, il est toujours le même dans la mesure où il recouvre une seule vérité. On peut tous faire cette expérience à travers l’Amour. Se mettre en présence du Sacré permet d’atteindre un stade de bonheur sans pareil, que ce soit dans le silence, le rire, la création, l’étreinte amoureuse, ou la sérénité. La vie elle-même est une initiation globale au Sacré, toutes les choses qui nous adviennent sont des épreuves sur le chemin, des moments à accueillir avec joie pour tout ce qu’ils nous apprennent. C’est à cela que nous devons être disponibles. Et on retrouve cette profusion jubilatoire dans tous les aspects du Sacré.
Kaizen : Notre époque connait-elle une perte du Sacré ou un simple changement de forme ?
XZ: Le sacré ne peut pas être perdu : il est la vie même. Mais on peut passer à côté sans le voir. L’intérêt matériel à court terme semble en surface l’emporter. Cela produit un sacré… gâchis ! Mais beaucoup de cœurs battent à l’unisson dans un même partage du Sacré, même s’ils ne sont pas ensemble au même endroit. Des millions d’êtres vivent en ce moment partout des expériences très voisines au travers de la méditation, du yoga, de la créativité artistique, de l’engagement social fraternel, etc.
Il y a un sentiment d’urgence qui pousse toutes ces prises de conscience à s’élever et à s’exprimer. À tendre les unes vers les autres et à se réunir, se rassembler, se relier. La planète et toutes ses espèces vivantes sont en danger, la vie est tragiquement fragilisée. Dans le monde connu les êtres humains sont les seuls dépositaires de la conscience, ils ressentent fortement cette menace. Et elle n’est pas uniquement écologique, économique ou politique, elle porte aussi sur le rapport que chacun a à soi, donc à tous. Nous devons chercher à dépasser nos insuffisances, à nous ouvrir aux autres. Cesser de penser qu’on a forcément raison et que les autres ont tort. Être à l’écoute avec patience, avec passion.
Kaizen : Peux-tu donner des détails sur cette première fête de Holi ?
XZ: Un autre nom de la Fête est Phalgounosatva, « La Fête du printemps ». Pendant la fête les participants se couvrent de poudres multicolores mais surtout du rouge car il symbolise la passion. En même temps, ils se jettent des seaux d’eau dans laquelle des fleurs parfumées ont macéré. Les vêtements mouillés moulent les corps de femmes qui s’approchent des hommes, déchirent leurs vêtements, tordent les morceaux arrachés et battent les hommes avec ces chiffons mouillés. Tout se renverse, le blanc vire au noir. C’est l’homme qui d’habitude domine la femme, mais en ce moment-là, la femme prend le rôle dominant. Ce renversement est une forme de parabole, à l’image de nos mystères médiévaux ou mieux encore, des fêtes dionysiaques. Tout se fait avec humour et poésie, tout devient possible durant cette courte période. Les tabous sociaux et moraux tombent. Finalement les corps perdent leurs couleurs initiales et tout le monde est peint en brun. Sur une des photos toutes les femmes sont pratiquement noires. La différence entre les individus n’existe plus. Ni vous, ni moi n’existons plus. Il n’y a plus d’Ego. Le « Je » disparait pour se dissoudre dans le collectif. Chacun fusionne dans le Cosmos comme à l’origine. Au-delà de la communion on est là dans un rituel de fusion avec le Divin. Vous n’êtes plus limité par votre corps. Les différences s’estompent et disparaissent. Tout le monde se ressemble. Quand le rite est terminé tous se sentent épuisés mais resplendissants.
Kaizen : Comment tu opères dans les lieux sacrés ? Dans ces lieux sacrés que tu photographies, tu passes beaucoup de temps, tu reviens, tu rencontres des gens, des prêtres qui t'initient ?
XZ: C’est toujours différent d’un lieu à l’autre, pour chaque prise de vue. Même si l’expérience me facilite les choses, j’essaie de ne pas m’engluer dans la répétition. Toujours être surpris moi-même, c’est la condition première pour que je me demeure passionné. La photographie de type conceptuel qui expose d’abord son mode d’emploi m’indiffère. Donc, selon les lieux, je passe beaucoup de temps (le plus souvent) ou je me pose comme une abeille ou un papillon. Mais partout je savoure.
Et puis oui, bien sûr, je rencontre beaucoup de gens, des prêtres mais aussi des fidèles, des « VIP » parce qu’il faut aussi obtenir des autorisations, etc. C’est un plaisir toujours nouveau de rencontrer des gens de toutes sortes. Je ne suis pas enfermé dans une bulle. Une seule constante : je voudrais souligner que je respire toujours à fond. Ça, c’est TRÈS important. Bien respirer pour être calme, attentif, tout à fait présent. ÊTRE BIEN.
Kaizen : C’est le lieu qui t'inspire la photo, ou tu as une idée en arrivant de ce que tu veux montrer ?
XZ: Je n’ai pas souvent une idée avant mais sans doute je suis influencé par ce que j’ai vu et vécu avant, mes œuvres, celles des artistes que j’ai aimés et qui m’ont nourri. J’aime bien me rendre disponible et m’abandonner à la surprise. C’est vivifiant.