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Une photo de la galerie LES BELLES DISPARUES
LES BELLES DISPARUES
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LES BELLES DISPARUES
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LES BELLES DISPARUES

Il serait intéressant de revenir vraiment, comme le fit Kierkegaard, sur une tombe et de voir un peu les cimetières au soir déclinant, les pierres funéraires et les épitaphes qui se gravent dans l’éternité dure du granit. C’est cette promenade quotidienne que longe le travail photographique de Xavier Zimbardo en s’attardant sur de « belles disparues » dont le médaillon orne certaines stèles mortuaires, offrant sous le métal qui cercle l’image, un souvenir photographique au regard de ceux venus se recueillir là. Ce sont des portraits en noir et blanc qui ont été incrustés dans la roche et dont l’image se trouve solidifiée pour toujours de manière inorganique. L’œil de Zimbardo dans ce peuple de pierres dressées est comme parti à la recherche d’un ultime sourire, effigie figée dans la masse immobile des tombes.
Cette proximité du granit et du visage qui s’y trouve incrusté ne peut alors qu’accentuer le silence, le formol dans lequel s’est déposée une image, toute image étant peut-être avant tout image devant la mort, une contraction de la vie solidifiée dans un matériau capable de témoigner devant l’éternel, se moulant dans la pérennité, muette et impassible, d’un support. Il s’agit d’un regard qui est ainsi gardé par la mort bien avant d’être re-gardé : gardé de l’usure par une inscription à jamais minéralisée. Imago, cette expression première du mot image, signifie en latin la forme sculptée, au-dessus du sépulcre, pour laisser un vestige de celui qui est mort, travaillé par un artisan dans le roc ou le métal. Et c’est ce vestige que la photographie s’efforce maintenant d’immortaliser en prenant pour toujours l’empreinte d’un dernier sourire.
Le suaire n’est pas autre chose que l’imprégnation par un corps d’une étoffe dont la transpiration, en marquant le linceul, se modifie en un négatif démoulé de l’organisme qu’il enveloppait, chose que Zimbardo réalise parfois avec du papier froissé, des kleenex en lequel il fait transpercer un visage. Et la photographie conserve quelque chose de ce rapport tangentiel, de cet empreinte sans médium ni médiation extérieures. Il absorbe les humeurs du monde, directement, comme le kleenex se charge de la déjection de nos sueurs. Il y a quelque chose de momifié dans l’empreinte photographique, une fuite humide du regard récupéré dans les bandelettes du papier glacé, un œil qui pleure et s’adresse à nous de si loin. Le relevé de l’art pictural reste par contre toujours trop autre que l’impression directe. Il s’agit d’une figuration symbolique ou iconique là où la photographie est déjà indicielle. La peinture en effet passe par des couleurs, des pinceaux et une toile qui les reçoit, organisée par la main du peintre, étrangère aux formes posées derrière le chevalet et dont l’art cherche à articuler la figure par la symbolique de ses gestes. Entre le tableau et ce qui s’y trouve représenté, il faut l’intervention de la touche, une refiguration qui n’est pas l’empreinte immédiate du corps dont se trouvent reproduites les proportions et la forme seulement par analogie. Sa touche se substituera au touché de l’organisme, sauf peut-être dans le painting act d’Yves Klein ou les coquilles charnelles de François Rouan.
A l’inverse de cette disposition analogique, « les belles disparues » qui nous sourient à même la pierre tombale, ne sont le résultat d’aucune main ni palette. Nul intermédiaire ne s’interpose ici entre l’image et le corps. C’est la lumière du visage, la radiation de la peau elle-même qui est venue frapper directement le négatif et qui aura traversé la matière du film pour en bousculer les grains argentiques. La forme se trouve comme démoulée par la lumière qui la transporte au loin et en garde la trace. Alors le sourire, son épiphanie, seront venus perturber, sur le cliché, l’agencement uniforme des particules chimiques, sans aucune brosse ni aucun pinceau, en y laissant des indices personnels. L’image, la réfraction émise par le grain du visage se dépose elle-même sur le négatif jusqu'à ce que le relevé des traits s’y imprime, déplace les particules argentiques en une forme proche du suaire.
Aussi, le regard de cette femme, morte il y a longtemps, est-il venu hanter la photographie et nous touche encore, se communiquant à notre vision sans aucun subterfuge pictural, pour ainsi dire en prise directe. Elle et moi nous partageons un contact dans le même présent, même si nous ne sommes pas du même temps, un peu comme des mains lointaines qui se touchent néanmoins, des regards qui s’empoignent, partis d’un autre monde. D’une larme dans un mouchoir, d’un parfum dans un tissu, on sentira encore le contact.
Pourtant, ces taches laissées dans la matière ne restent jamais intactes. Depuis le moment où ces belles disparues figurent sur la pierre tombale, quelque chose est venu les perturber, les dégrader, en laissant se déposer tout une épaisseur de rayures, de petites marques que Xavier Zimbardo surexpose par ses prises macrographiques, le matin, au moment où le soleil rasant aggrave les imperfections et la détérioration du support, le relief des chocs reçus, les abrasions du nettoyage et des brosses... Alors un visage revit dans l’effort où il se trouve de devoir traverser cette couche du temps, comme au travers de flocons de poussière suspendus dans un fanal obscur que vient heurter, de plein fouet, la lumière partie d’une autre époque.
Les belles disparues se voient ainsi auréolées par un milieu encore vivant, par des ratures et des nervures qui accentuent la clarté des yeux ou le contour des lèvres comme sous l’effet d’un enduit mouillé. L’image se voit soudainement affectée, par cette reprise, d’une aura qui répète les traits, en accentue la vibration, cerne le sourire dont on dirait qu’il traverse la durée immense. On éprouve sous ce rayonnement une espèce de vertige des commencements, un fondu de la photographie et de la pierre où se redéfinit, se répète suivant en cela une vie nouvelle. Une vie inorganique mais brillante, opaline mais pourtant saisissante, remuée par cette nuée, ce brouillard dont la figure émerge comme s’il lui fallait la force d’en aborder la traversée, de remplir le temps qui nous éloigne d’elle par un dernier regard, valable pour toujours, avant de se tourner et partir.

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